Delahaye 145 : La course au million de 1937 !

Laissez-nous vous conter comment une voiture française réussit à inscrire un record sportif, mais aussi politique, en 1937, redonnant ainsi espoir aux français tout en provoquant la fureur du Führer…

Après la folie des années 20, l’Europe s’engouffre avec insouciance dans le tumulte des années 30, véritable descente aux enfers, qui s’achèvera par une guerre totale et atroce. Les vainqueurs de la première Guerre Mondiale s’enlisent dans une crise venue des Etats-Unis, laissant tout le champ libre aux vaincus pour sortir, à leur manière, la tête de l’eau. En Allemagne, Adolf Hitler prône un nationalisme dur qui passe par l’investissement de l’Etat dans tous les secteurs, civils et militaires. Véritables fers de lances de l’économie industrielle germanique, les constructeurs Mercedes et Auto Union bénéficient d’un soutien total du Reich dès 1933 qui souhaite, par la même occasion, prouver la soit disante supériorité aryenne dans tous les domaines, dont celui de la course automobile. Les résultats sont immédiats : les nouvelles flèches d’argent allemandes remportent toujours plus de victoires. Dans un même temps, les constructeurs français peinent à se maintenir à flot, touchés de plein fouet par le marasme économique de la crise de 1929.

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C’est dans ce contexte politique, et suite aux mouvements sociaux de 1936, que le gouvernement français décide de venir en aide aux industries automobiles nationales, afin d’essayer de concurrencer Mercedes, Auto Union et Alfa Romeo d’une quelconque manière. En augmentant de 10 francs la taxe que chaque nouveau détenteur du permis de conduire doit s’acquitter, l’Etat accumule un pécule de 400 000 francs (ce qui représente une petite fortune à l’époque). Quelques industriels français s’unissent et font grossir la somme jusqu’à plus d’un million de francs. La cagnotte est confiée à l’Automobile Club de l’Ouest, avec pour consigne d’en faire bon usage.

L’ACO décide d’organiser une course dont les règles sont simples : les participants doivent présenter un modèle conforme à la nouvelle réglementation de la formule Grand Prix qui sera en vigueur en 1937, 1938 et 1939. La cylindrée de la voiture ne doit pas dépasser 4,5 litres si elle est équipée d’un moteur atmosphérique ou 3,5 litres si le moteur est suralimenté. Les pilotes devront effectuer 16 tours sur le circuit routier de Montlhéry (soit 200 km), départ arrêté, et dépasser la moyenne record obtenue par Rudolf Caracciola en 1935, à bord d’une Mercedes, sur ce même tracé, soit 146,508 km/h. La date limite pour effectuer la tentative est fixée au 31 août 1937.

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Circuit Routier de Montlhéry

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Rudolf Caracciola lors du Grand Prix de France à Montlhéry en 1935.

Motivées par l’appât du gain, 3 marques françaises annoncent officiellement relever le défi : Talbot-Lago, Bugatti et Delahaye. Autant dire la crème de la crème de la production automobile nationale à cette époque.

3 marques concurrentes, seulement 2 participantes

Talbot, qui avait abandonné toute activité sportive en 1927, vient tout juste d’être rejoint par l’ingénieur italien Antony Lago, formant ainsi la firme Talbot-Lago. Sous son impulsion, une nouvelle voiture de Grand Prix est conçue en 1936 : la T150C. Préférant se concentrer sur la préparation du Tourist Trophy à Dunrod qui aura lieu le 4 septembre, la marque se retire finalement du challenge. Un pari gagnant pour Talbot-Lago puisque son tout nouveau modèle de course remportera le TT.

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Talbot-Lago T150C
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Jean-Pierre Wimille

En 1937, Bugatti est en plein bouleversement. N’ayant pas pardonné à ses ouvriers grévistes de 1936, Ettore s’est retiré à Paris et fait vivre la société qu’il a créée en vendant des autorails, loin de ses bolides de course dont il a confié la gestion à son fils Jean. Depuis 1935, Bugatti ne remporte plus de compétitions face aux flèches d’argent. La course au million, organisée par l’ACO, est une aubaine pour redorer un blason qui semble pourtant entamer un déclin. Pour cela, il dispose de son modèle phare du moment, la Type 59, et de son pilote star : Jean-Pierre Wimille. La Type 59 dispose de l’ultime évolution du moteur suralimenté de la Type 57, réalésé à 72mm, portant ainsi la cylindrée à 3257cc qui développe une puissance de 250ch.

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Bugatti Type 59
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Lucy Schell

Le dernier concurrent, et pas des moindres, est le constructeur Delahaye dont les activités sportives sont, en grande partie, soutenues par une riche héritière : Lucy Schell. Fille d’un milliardaire américain d’origine irlandaise, elle fonde avec son mari, Laury Schell, l’Ecurie Bleue. Le couple vit en France et participe avec succès, ensembles ou séparément, à un grand nombre de compétitions automobiles. Grâce aux relations étroites qu’entretiennent les Schell avec le fabricant Delahaye, leur écurie se compose principalement de modèles spéciaux, conçus selon leurs exigences. C’est ainsi que Lucy  parvient notamment à pousser Delahaye à concevoir la 135 Competition Special, en assurant la vente d’une quinzaine de modèles.

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Delahaye 135 Competition Special

En février 1937, grâce aux crédits de Lucy Schell, les dirigeants de Delahaye demandent à l’ingénieur Jean François de mettre au point un tout nouveau moteur. Rapidement, il leur propose un étrange V12 atmosphérique dont l’architecture atypique se compose de 3 arbres à cames :  un au centre du V pour l’ensemble des soupapes d’admission et 2 latéraux, chacun gérant 6 soupapes d’échappement. Ce moteur, cubant 4,5 litres, développe une puissance de 240ch. Le bloc est en magnesium, la culasse en aluminium. C’est une réalisation très ambitieuse pour l’époque. L’engin est placé sur un châssis de Delahaye 135 CS et recouvert d’une carrosserie sommaire constituée de feuilles d’aluminium. Ainsi est née la Delahaye 145. En voyant le bolide pour la première fois, René Dreyfus, le meilleur pilote de l’Ecurie Bleue s’exclame : « c’est la voiture la plus moche que j’ai jamais vue »… Moche peut-être, mais efficace sûrement, comme il pourra le constater ultérieurement.

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Delahaye 145
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Le moteur Delahaye V12 élaboré par l’ingénieur Jean François.

La course au million

Le premier acte de la course au million se déroule le 23 août 1937. Jean-Pierre Wimille s’élance sur le circuit de Montlhéry au volant de sa Bugatti Type 59. Une fois les 200 kilomètres accomplis, les chronos sont formels, l’exploit n’a pas été réalisé. Mais Wimille et Bugatti n’ont pas dit leur dernier mot.

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René Dreyfus

Le 27 aout 1937, c’est un René Dreyfus anxieux et nerveux, n’adressant la parole à personne, qui prend place à bord de la Delahaye 145, chaussée de pneus spéciaux venus tout droit de l’usine Dunlop et dont les phares, la peinture et divers autres éléments ont été retirés afin de l’alléger. Il se positionne sur la ligne de départ, tendu. A 10h, il s’élance. Dreyfus est concentré. Il donne tout ce qu’il peut, le long des 12,5 kilomètres que comptent le circuit routier de Montlhéry, 16 fois de suite, jusqu’à la ligne droite finale. Les chronos tombent, explosion de joie : le record est battu avec une moyenne incroyable de 146,6 km/h. Mais rapidement, la liesse devient plus contenue. Il reste encore 4 jours à Bugatti pour se refaire.

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René Dreyfus au volant de la Delahaye 145

Le 31 août, dernier jour avant l’expiration du challenge, Jean-Pierre Wimille arrive à Montlhéry avec son arme secrète : une Type 59/50B, qui est, en fait, une Type 59 équipée d’un moteur 4,5 litres atmosphérique de Bugatti T50B. Après de longues heures de mise au point, la voiture semble prête. Wimille s’aligne au départ. A côté de lui, Dreyfus et sa Delahaye 145 sont là aussi, bien décidés à ne pas laisser le bolide de Molsheim leur ravir le million tant convoité.

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Une Bugatti Type 59/50B

Les deux voitures de Grand Prix s’arrachent de l’immobilisme dans un grondement rageur. Pendant plusieurs tours, les pilotes se livrent une lutte sans merci. Soudain, le moteur de la Bugatti rend l’âme, à cause d’un segment de piston cassé, laissant Dreyfus s’envoler une fois de plus vers la victoire (certaines sources disent même qu’il battra son record précédent de quelques centièmes).

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Jean-Pierre Wimille, qui vient d’abandonner, regarde passer la Delahaye 145 qui s’envole vers une victoire définitive.

Du côté de chez Delahaye, c’est le soulagement. Le prix d’un million de francs est divisé en deux : une moitié pour Delahaye, l’autre pour l’Ecurie Bleue. Dreyfus, quant à lui, récupère à son tour la moitié de la somme reçue par l’Ecurie de Lucy Schell.

A Molsheim, on accuse le coup. Par fierté, mais aussi dans un but commercial, Jean Bugatti exige qu’une dernière tentative ait lieu, pour la gloire puisque le challenge est terminé, juste avant le salon de Paris qui doit se tenir en Octobre 1937. Mais la Type 59 rencontre de nouveaux problèmes. L’incompréhension laisse place à la colère du patron. L’ingénieur Jean Viel, accusé de tous les maux, est forcé de démissionner.

La presse fait étalage du record et la victoire retentissante de Delahaye arrive aux oreilles du dictateur allemand qui s’étouffe en bouffant son képi. Alors qu’il se remet à peine des exploits de Jesse Owen lors des JO de Berlin, cette défaite est d’autant plus dure à avaler que le pilote de la Delahaye est juif…

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Mais l’histoire de la Delahaye 145 ne s’arrête pas là. Lucy Schell lui offre la livrée bleue de son équipe. Elle ajoute une longue ligne rouge et blanche qui s’étire en V du cockpit à la calandre. Désormais, toutes ses voitures arboreront cette ligne, en commémoration de la victoire lors de la course au million. La 145 victorieuse part pour l’Italie où elle participe aux Mille Miglia. Lucy Schell fait construire 3 autres Delahaye 145 et les 4 bolides remportent quelques victoires supplémentaires jusqu’en 1939. Ainsi, en avril 1938, une des 4 Delahaye 145 de l’Ecurie Bleue, pilotée par l’indétronable René Dreyfus, s’aligne en pôle position, à côté de la Mercedes de Rudolf Caracciola, au départ du Grand Prix de Pau. Plutôt pessimiste à priori, Dreyfus parvient finalement à remporter la course devant toutes les flèches d’argent allemandes.

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Une Delahaye 145 à Cork, Irlande, en 1938. Elle remportera la course.
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Delahaye 145 lors des 24 heures du Mans 1938. Elles ne finiront pas la course.
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Sur le circuit de Pau en 1938
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Grand Prix de Pau en 1938, la Delahaye talonne de près la Mercedes de Caracciola.

Dans ses mémoires, René Dreyfus raconte qu’il n’avait jamais entendu une Marseillaise jouée avec autant d’enthousiasme alors qu’il gravissait la première marche du podium. Il semblerait bien que la petite marque française ait réussi à mettre un terme à la suprématie germanique dans le sport automobile. En ce qui concerne la politique internationale, c’est une toute autre Histoire. L’Allemagne nazie s’apprête à envahir l’Autriche, puis la Tchécoslovaquie, puis la Pologne, puis la Finlande, puis le Danemark, puis la Norvège, puis…, etc.

1939… Le monde retient son souffle… et bascule dans le chaos. La vie laisse place à la guerre. Lucy Schell entend dire que les troupes allemandes ont pour ordre, entre autres, de retrouver la Delahaye de la course au million et de la détruire. Elle envoie René Dreyfus participer à une course aux USA, à Indianapolis, pour le mettre à l’abri. Il y restera toute sa vie. Les 4 Delahaye sont démontées, les moteurs cachés, les carrosseries désolidarisées des châssis. Le tout est ensuite dispersé au fond de caves du nord de la France, en attendant, tout le monde l’espère, l’issue du conflit et des jours meilleurs.

Découvertes des Delahaye 145 et recherches d’authentification

Bien plus tard, en 1960, le collectionneur français Serge Pozzoli, celui que l’on surnommera « le pionnier d’entre les pionniers, maître incontesté des collectionneurs », fait, par hasard, l’acquisition  d’un châssis de Delahaye 145. Il déniche ensuite, sous une vitrine dans le hall d’une école de commerce, le moteur qui correspond à ce châssis. Pendant près de 20 ans, il part en quête des pièces de cette voiture, conservant son butin dans un garage près du circuit de Montlhéry, jusqu’en 1987, où un grand collectionneur américain, Peter Mullin, apprend que la Delahaye de Pozzoli est à vendre. Il débourse 150 000$ pour en faire l’acquisition. Ce qui, aux dires de l’intéressé, représente une sacré somme pour une auto qui ne roule pas et qui n’est même pas complète. Il entame alors une restauration de 3 ans, comprenant la reconstruction de la voiture et la rénovation du bloc moteur en magnesium. Il fait appel à un expert français du nom de Richard Adatto. Ce dernier trouve les documents d’époque des commissaires de la course au million qui attesteraient que le numéro de châssis, en l’occurrence 48771, serait bien celui qui a participé au challenge d’août 1937. Jackpot.

Peter Mullin expose sa voiture qui remporte quelques prix lors de concours d’élégance.

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Peter Mullin à côté de sa Delahaye 145.

C’est à cette époque qu’on commence à entendre parler d’une autre Delahaye 145 qui, elle aussi, prétendrait être celle qui a gagné le million de francs. Elle est en possession d’un éminent collectionneur du nom de Sam Mann. Quelques années auparavant, Mann a fait l’acquisition d’une superbe Delahaye 145 carrossée en cabriolet par Franay. Il a demandé l’aide d’André Vaucourt, expert français reconnu, qui, après étude des numéros de châssis et de moteur, lui aurait dit qu’il peut s’agir de la Delahaye. Elle aurait été rachetée par un collectionneur après la guerre qui l’aurait confiée au carrossier Franay afin d’en faire un beau cabriolet. Sous cette forme, la voiture remporte un prix lors du concours d’élégance de Pebble Beach en 2015.

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Delahaye 145 Cabriolet Franay

Alors qui croire ? Comme souvent dans ce cas de figure, on ne sait pas et on ne saura peut-être jamais. Les voitures ayant été démontées et les pièces mélangées, les numéros de série (qui ont pu être re-frappés au gré des histoires propres de chacun des véhicules) ne peuvent être des preuves irréfutables. Plusieurs experts ont scruté les deux autos et ont émis des avis concordant, jugeant la Delahaye de Peter Mullin comme étant probablement celle qui a gagné le challenge en 1937, sans certitude. Ils s’expriment sous couvert d’anonymat, puisqu’étant en relation avec les deux collectionneurs, ils ne souhaitent vexer personne.

En tout état de cause, au regard de la valeur de leurs autos, la seule évidence qui demeure, c’est que ces deux propriétaires ont aujourd’hui gagné … la course aux millions!

2 commentaires sur « Delahaye 145 : La course au million de 1937 ! »

  1. la voiture du million appartient a Sam Mann, pas a Peter Mullin, j’ai plusieurs preuves de cela que j’aimerai partager avec les connaisseurs.Si vous etes interresés, contactez moi a travers Retromotiv ou commentez sur cette article.

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  2. Bonjour Mr Vaucourt, je serais heureux de discuter de tout ça avec vous. Envoyez nous une adresse mail via notre formulaire de contact afin que l’on puisse éventuellement ajouter des précisions à cet article.

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