Alors que le prototype de l’AC Cobra, propriété unique de son concepteur Caroll Shelby depuis 1962, vient d’être vendu à Monterey pour la somme de 13 750 000 $, nous aimerions vous raconter l’histoire d’une autre Shelby Cobra : CSX2006, qui n’a connu, à ce jour, qu’un seul propriétaire, le célèbre pianiste Herbie Hancock. Une bonne manière pour nous de vous faire partager deux de nos passions : le Jazz et l’automobile.
Caroll Shelby connut plusieurs vies. Pilote d’essai et instructeur dans l’US Air Force durant la seconde guerre mondiale, il décida de se retirer au calme, à la fin du conflit, d’abord comme exploitant pétrolier puis, en tant qu’éleveur de volaille dans son Texas natal. Toutefois, lorsque ses 20 000 volatiles périrent soudainement d’une pandémie, il décida de tout abandonner pour se consacrer à sa passion du sport automobile. Rapidement, les succès s’enchaînèrent, jusqu’à gagner les 24 Heures du Mans en 1959, au côté de Roy Salvadori sur une Aston-Martin DBR1. Mais, encore une fois, le sort s’acharna sur Shelby lorsque de sérieux problèmes cardiaques l’obligèrent à raccrocher son casque et ses gants en 1960. De nouveau contraint à refaire sa vie, il se décida à réaliser un vieux rêve d’enfant : concevoir une voiture de sport. Et puisque les Ferrari trustaient les premières places de la catégorie GT à cette époque, son objectif était tout trouvé : détrôner les pur-sangs d’Enzo.




Son attention se porta vers le fabricant britannique AC, dont le roadster Ace à moteur Bristol avait discrètement fait parler de lui durant les éditions des 24 Heures 1957, 1958 et 1959, se classant souvent derrière la meute des Ferrari.

En bon américain, Shelby proposa aux ingénieurs de chez AC de greffer un gros V8 sous le capot de la frêle anglaise. Après des pourparlers avortés avec Chevrolet, ce fut Ford qui proposa un moteur de 260ci, soit 4,2 litres. En 1962, CSX2000, prototype de l’ AC Cobra, était née.


Les autos étaient assemblées directement dans les ateliers de Caroll Shelby à Los Angeles, bien qu’un petit nombre d’entre elles, dont CSX2001, la 1ère Cobra de série, fut construit chez Ed Hugus, à Pittsburgh, Pennsylvanie, pour le marché de la Côte Est. C’est ainsi que CSX2006, 6ème Cobra assemblée, se retrouva exposée en mars 1963 dans l’un des showrooms new-yorkais du concessionnaire Charles Kreisler, situé à l’angle de Broadway et de la 54ème rue.
Revenons quelques années en arrière, le 12 avril 1940. Fils d’un employé de commerce et d’une secrétaire, Herbert Jeffrey « Herbie » Hancock vit le jour à Chicago. Très tôt, ses parents éveillèrent sa curiosité musicale, lui faisant découvrir l’opéra via les diffusions radiophoniques. Rapidement, il apprit à jouer du piano et fut remarqué en interprétant un Concerto de Mozart dans la grande salle de l’Orchestre Symphonique de Chicago, à l’âge de 11 ans. Adolescent, il entreprit des études d’électronique ; parallèlement, il s’ouvrit au Jazz. Il étudia alors les compositions de Miles Davis et de John Coltrane, entre autres.
En décembre 1960, le pianiste habituel du jazzman new-yorkais Donald Byrd se trouva coincé par la neige alors que le groupe était programmé pour un concert à Chicago. Le jeune Herbie, qui se trouvait là un peu par hasard, fut aussitôt embauché pour la soirée. Il fit tellement bonne impression qu’il intégra le groupe dans la foulée et partit s’installer à New-York, devenant un ami proche de Byrd ainsi que son colocataire.
Trouvant en la Grande Pomme une inspiration propice, il composa son premier album, Takin’ Off, qui comporte un tube interplanétaire : Watermelon Man.
Nous sommes en 1962, Takin’ Off rencontre un immense succès. Sagement conseillé par Byrd, Hancock ne tarde pas à toucher de généreuses royalties. Le 6 avril 1963, il reçoit un sympathique chèque de 3000$ en provenance de sa maison de disque, une fortune à l’époque pour ce jeune homme de 23 ans.
A New-York, Herbie ne se déplace qu’en métro, faisant des aller-retours entre le Bronx et Manhattan où se trouve son studio de répétition. Dans un premier temps, il envisage de dépenser une partie de ses royalties dans un break qui lui permettrait de transporter instruments et musiciens vers les différents lieux de concert. Jusqu’alors, il n’avait conduit qu’une vieille Dodge que son père lui avait dénichée pour faire ses études à Chicago. Cependant, Donald Byrd le convainc de choisir quelque chose de plus exotique, de plus charismatique. Grand amateur de voitures européennes, très en vogue dans ces années là, on le voit régulièrement au volant de la Type E de sa petite amie et il n’hésite pas à poser devant de belles autos venues d’outre-atlantique pour la couverture de ses albums.




Byrd attire l’attention d’Hancock sur une toute nouvelle voiture qui commence à faire beaucoup parler d’elle à Manhattan : l’AC Cobra de Caroll Shelby. Elle vient de remporter plusieurs victoires sur les circuits de Riverside, Daytona et Sebring. Lorsqu’il lui dit que cette nouvelle Cobra « kick the ass » des Ferrari, les yeux d’Herbie se mettent à briller. Dès le lendemain, il saute dans la ligne L du métro new-yorkais. Il descend à Broadway, à proximité du showroom de Charles Kreisler, revendeur pour la marque Ford, qui propose aussi les nouvelles Cobra Shelby assemblées par Ed Hugus en Pennsylvanie, ainsi que quelques voitures anglaises importées.
Dès son arrivée dans le magasin, son enthousiasme se heurte à un racisme très ordinaire à cette époque aux USA. Nous sommes en avril 1963, le pasteur Martin Luther King ne prononcera son célèbre « I have a dream » que 4 mois plus tard, le 28 août. Les droits civiques des afro-américains ne sont encore qu’une vue de l’esprit.
Bien qu’ayant remarqué l’entrée du jeune musicien – certes habillé de façon négligée, en jeans et chemise débraillée – le vendeur ne daigne même pas lever les yeux de son journal. Sans se démonter, Hancock se dirige vers le bureau de ce dernier, vêtu quant à lui de la traditionnelle chemise blanche et cravate noire. Il demande de but en blanc à voir la Cobra. Sans un mot et sans un regard, le commercial lui indique d’un vague geste de la main l’endroit du showroom où est exposée la voiture. Herbie tente vainement d’engager la conversation sur les caractéristiques de la voiture et de ses équipements mais il se fait rabrouer. Il part alors d’un pas décidé à travers cette vaste pièce où sont exposées les automobiles. Quelques mètres plus loin, CSX2006 trône au milieu des grosses Ford, Lincoln, Mercury et autres berlines plantureuses des années 60.
Hancock tombe immédiatement sous le charme de ses belles courbes britanniques. La Cobra arbore une livrée Old English White, une sellerie rouge et des roues à rayons argentés. Son V8 Ford de 260ci (4,2 litres – CSX2006 est l’un des 75 exemplaires avec ce moteur), accouplé à une boîte manuelle à 4 vitesses, développe 245ch. Elle est le seul exemplaire connu qui ait reçu un carburateur double corps. Sur ce modèle, l’alimentation électrique est encore assurée par une dynamo.
Assez peu érudit en ce qui concerne l’automobile et quelque peu déstabilisé par l’attitude du vendeur, Herbie tente de faire bonne figure. Il tourne autour de la voiture en donnant de petits coups de pied dans les pneus sans trop savoir pourquoi… Il en a vu d’autres faire ce geste et il pense que ça lui donne une certaine consistance. Puis il retourne voir le vendeur et lui dit simplement :
– Je veux l’acheter.
Cette fois, le vendeur, narquois, lève les yeux de son journal :
– Avez vous ne serait-ce qu’une idée du prix de cette voiture ?
– Oui, 6000$. Je viendrai la chercher demain.
Le concessionnaire Kreisler propose des plans de financement échelonné. Hancock dépose 2500$ sur la table et remplit les formulaires.
Le lendemain, Byrd et Hancock viennent prendre possession du véhicule. Cette fois, ils ont sorti les tenues de scène : costumes noirs, chemises et cravates impeccables, ainsi que les lunettes de soleil. Il semblerait que le staff de Kreisler se soit un peu renseigné sur son client car les deux hommes sont accueillis comme des stars. Herbie, qui est un conducteur relativement inexpérimenté, est très impressionné par les performances affichées de la Cobra : 0 – 100 km/h en 5,6 secondes et une vitesse maximale de 230 km/h. Il trouve la pédale d’embrayage un peu dure et il est assez peu familier du passage de vitesse manuel. Aussi, il laisse son ami sortir la Cobra du showroom et prendre la direction du Bronx.
Le jeune Herbie Hancock loue un garage près de chez lui. Dans les premiers temps, il a peur de sortir la voiture. Tous les jours, il se rend dans le garage, s’assied derrière le volant et appuie sur la pédale d’embrayage en imitant le bruit du moteur avec sa bouche. Au bout de quelques semaines, il prend confiance et se décide à sortir la voiture pour de courtes balades dans le quartier.
Parallèlement, Donald Byrd n’hésite pas à demander les clés de la Cobra à Herbie Hancock. Un jour, Byrd a un accrochage mineur et alors qu’il relate, penaud, l’incident à son ami, il entend Hancock lui répondre : « T’inquiète Mec, ce n’est qu’une voiture. »
Étrangement, cet incident eut pour effet de désacraliser la Cobra aux yeux d’Herbie. Il venait de comprendre que s’il l’abîmait, il pouvait la faire réparer. Dès lors, il la conduisit tous les jours, lui faisant traverser le pays au grès de ses concerts et tournées, Philadelphie, Boston, Chicago… et même la Californie. S’ensuivront une longue carrière et quelques morceaux d’anthologie, dans tous les styles.
Voila donc quelle fut l’histoire de la rencontre entre Hancock et sa Cobra. Récemment, il évoqua le souvenir d’une course de rue contre Miles Davis à bord d’une Maserati. Je n’ai trouvé aucune trace d’une éventuelle Maserati ayant appartenu à Miles Davis. Il est possible qu’Hancock ait confondu avec la Ferrari 330 GT que Davis conduisait à cette époque. Toujours est-il qu’Herbie Hancock fut le plus rapide. Une fois le run terminé, Miles, vexé, lui aurait recommandé de changer de voiture car sa Cobra était trop rapide, donc dangereuse.

A la fin des années 80, Herbie Hancock déménagea en Californie. Il utilisa de moins en moins sa Cobra et finit par la remplacer par une Ferrari F355. A cette occasion, il se rendit dans son garage et adressa un message à sa Shelby : « Tu sais, c’est pour ton bien. Tu as trop de valeur maintenant. Et puis, je te remplace par une Ferrari, ce n’est pas comme si c’était une Chevrolet ! ».
Dès lors, CSX2006 fut remisée jusque dans les années 2000 où elle reçut une restauration en profondeur. Herbie Hancock est toujours propriétaire de sa Cobra qu’il utilise régulièrement. Cela fait de lui le plus vieux propriétaire de Cobra de première main. Elle représente à ses yeux son premier succès commercial.




Récemment, le présentateur de télévision américain Jay Leno consacra une partie de son émission à Herbie Hancock et CSX2006.

