Il était une fois une homme du nom de Dick Protheroe, pilote dans la Royal Air Force, mais aussi pilote sur les circuits de Grande-Bretagne. Amputé d’un oeil, il chercha toute sa vie à prouver qu’il n’était en rien diminué. Il fit entrer trois Jaguar Type E dans la légende, toutes connues sous l’immatriculation CUT 7.

Elmer Richard, dit « Dick », Protheroe est né en 1922. Il n’est pas encore majeur lorsque la guerre éclate. Dès qu’il le peut, il s’engage dans la RAF où il devient pilote de bombardier après une période de formation à Cranwell. Il s’illustre lors de missions de repérage en 1944. Dès 1946, on le retrouve pilote civil chez British Overseas Airways Corporation où il participe au pont aérien de Berlin en 1948. Dès 1949, il retourne à la RAF. Il part en Egypte faire du transport de troupes. Puis, il rentre en Angleterre afin d’être pilote d’essai et instructeur. Toutes ces expériences dans l’aviation, aussi bien civiles que militaires, lui ont permis d’acquérir une bonne connaissance technique des réglages et de l’amélioration des moteurs, ainsi qu’un grand sens de la précision et de la rigueur. Il va mettre à profit ce savoir dans sa passion pour l’automobile.
Passionné par la course dès l’instant où il eut le droit de conduire, Dick s’illustre à la fin du conflit à bord d’une Austin 7 Monoposto. La petite monoplace, équipée d’un compresseur, usait un moteur par course. Ensuite, il achète une Bugatti Type 35 qu’il refait entièrement. Il la peint du traditionnel « Bleu de France » et décide que cette couleur ornera chacun de ses bolides à venir.
Un jour, il reçoit un projectile dans l’oeil dont la nature reste sujet à débat. Certains parlent d’un caillou projeté par une voiture devant lui, d’autres disent qu’une bouteille a été lancée depuis les spectateurs… Dans tous les cas, il perd la vue de cet oeil et en restera profondément meurtri, tant physiquement que psychologiquement.
Ce n’est qu’en 1952, à l’âge de 30 ans, qu’il fait l’acquisition de sa première voiture de course moderne. Alors qu’il est en poste en Egypte, il met la main sur une des toutes premières XK120 aluminium. Il tombe littéralement amoureux du moteur XK. Aidé d’un club local de passionnés d’automobiles, il prépare et améliore la voiture. Il fait quelques courses victorieuses, au pied des pyramides. Et c’est au début de 1953, qu’il rapatrie sur le sol britannique, the « Ancient Egyptian » comme on l’appelle désormais. En participant aux événements organisés sur les circuits de Goodwood, Oulton Park, Silverstone, Snetterton… il côtoie les plus grands : Moss, Hawthorn, Salvadori, Pagnell, Hamilton, j’en passe. Il se fait remarquer par le staff de Jaguar chez qui sa XK lightweight, immatriculée GPN635, ne passe pas inaperçue. Protheroe conduit vite, prenant tous les risques.

En 1956, John Ogier, un pilote qui s’est associé avec l’ingénieur John Tojeiro, essaie de faire connaître une nouvelle voiture de course à moteur Jaguar. Il l’engage lors de l’évènement annuel du Daily Express (cette même course qui scellera le destin tragique de la Jaguar Type D XKD604) mais ne parviendra pas à prendre le départ suite à des essais non satisfaisants. John Ogier sent qu’il doit faire appel à de bons pilotes pour promouvoir ses voitures. Il contacte donc Protheroe et lui confie 7 GNO, la première Tojeiro Jaguar. Dick aura de bons résultats avec 7 GNO durant 1956 et 1957, sans toutefois réussir à décrocher un podium. Assurant lui même le pilotage et les réglages de la voiture, Protheroe continue à se former une belle réputation. Il s’entoure d’un mécanicien de génie, en la personne de Bill Cockerill (William Baden Cockerill), qui l’assistera pour la préparation de ses bolides futurs jusqu’en 1965. Tout en pilotant 7 GNO, il fait l’acquisition de 2 autres XK120, dont la dernière, qu’il immatricule « CUT 6 », bénéficiera de toutes les options possibles : culasse spécifique, freins à disques, etc… Ce qui caractérise cet homme, en plus d’être un pilote déjanté, c’est son sens de l’analyse. Ses années en tant que technicien dans l’aviation militaire lui ont montré l’importance du détail. Il inspecte chaque élément de sa voiture après chaque course, allant même jusqu’à mesurer les plaquettes afin d’évaluer leur usure en fonction des tracés. Il tient des registres précis qui lui servent énormément pour l’amélioration de ses autos. C’est aussi à cette époque qu’il quitte la RAF pour ouvrir sa concession Austin : County Motors, à Leicestershire. Avec ses employés du garage, aussi bien qu’avec les techniciens qui l’assistent en course, il se comporte en leader. Un leader qui n’accepte qu’une seule façon de travailler : la sienne. Pas de place pour l’approximation, il instaure une discipline drastique.


Pour la saison 1958, Protheroe fait une infidélité à Jaguar et court au volant d’une Austin Healy 100S.

En 1959, il ne court qu’avec CUT 6, sa dernière XK120, et remporte le Championnat National des Voitures de Série.
La 1ère Type E CUT 7
A l’aube des années 60, il aménage son garage Austin afin de pouvoir assurer l’entretien et les réparations de la toute nouvelle sportive de Jaguar : la Type E. Adoubé en ce sens par son ami Sir William Lyons, il se voit proposer, en 1961, la 4ème Type E FHC, conduite à droite, sortie des chaînes de production, numéro de chassis 860004. De couleur Opalescent Gunmetal Grey, Protheroe lui peint le bout du capot en Bleu de France et entreprend immédiatement de la préparer pour la saison 1962. Il modifie le moteur (qu’il réalèse à 4 litres), les suspensions et les freins en accord avec le règlement. Dick fait l’acquisition de l’immatriculation personnalisée « CUT 7 », comme une continuité après la XK120 « CUT 6 ».
Bien qu’affichant de bons résultats lors de trophées nationaux et internationaux, CUT 7 se montre trop lourde. Protheroe parvient malgré tout à décrocher la 1ère place, à Silverstone, le 29 avril et le 12 juillet 1962. Il ne termine jamais plus de 6ème dans les autres courses. A la fin de l’année 1962, la Type E retourne à une configuration moteur plus sage et est vendue sous l’immatriculation 636CJU. Place à une 2ème CUT 7 qu’il souhaite magistrale.


Ici, lors du Goodwood Revival, le duel entre CUT 7 et une Ferrari GTO/64 :
La 2eme CUT 7
Alors qu’il essaie de tirer le maximum de sa Type E Coupé en 1962, Protheroe charge Tim Ward, alors directeur des ventes de son garage, d’aller glaner les pièces pour se construire une nouvelle Type E, mais cette fois, il pourra modifier chaque pièce afin de l’alléger et de l’améliorer. La Jaguar de Protheroe sera unique et il choisira d’ailleurs lui même un numéro de châssis dans lequel il glisse ses initiales : DP138D5. Il espère bien rivaliser avec les Lightweight, produites au compte-gouttes par l’usine. Il lui donne l’immatriculation qu’il reserve à ses Type E : CUT 7. A la différence des Lightweight d’usine équipées d’un bloc en aluminium, il installe un bloc XK classique, en fonte. Cette différence, qui peut paraître handicapante, se révèle en fait un sérieux atout : le bloc aluminium des Jaguar d’usine manque cruellement de fiabilité, ayant été fabriqué en coulant simplement de l’aluminium dans les moules des blocs en fonte, sans prendre en compte les caractéristiques du métal, moins resistant aux contraintes.

Ses espoirs pour la saison 1963 sont énormes. Il attend, fébrile, la première course prévue le 30 mars à Snetterton. Quand vient le grand jour, il est remonté comme un coucou suisse. Sous un orage terrible, Protheroe pilote comme un fou. Alors qu’il est 3ème, derrière Innes Ireland à bord d’une Lotus 19 et Graham Hill au volant d’une Type E lightweight d’usine, il perd le contrôle de sa Jaguar, moteur à 6200rpm en bout de ligne droite, et enchaine trois tonneaux.
La belle Type E est salement amochée, pour ne pas dire détruite. Il la remonte en 10 jours et, au grand étonnement de tous, il participe au Sussex Trophy de Goodwood le 15 avril où il termine en 4ème position. Il engage sa Type E encore quelques courses jusqu’au 11 mai 1963, à Silverstone, où il termine 3ème. Mais depuis l’accident de Snetterton, il n’a plus confiance en sa voiture et malgré les encouragements de son ami William Lyons, il décide d’acquérir une vraie Lightweight d’usine.
La 3ème et ultime CUT 7
En urgence, il file donc au département course de Jaguar afin de récupérer sa voiture avant le GP de Reims. Sur place, il tombe en arrêt devant la Type E Low Drag dessinée par Malcolm Sayer un an plus tôt. Cette voiture n’est pas vraiment « lightweight » car seuls les panneaux ouvrants sont en aluminium. L’arrière de la carrosserie est fait en acier, certes plus fin que les voitures de série. Mais son gros atout réside dans sa forme aérodynamique. Le pare brise est plus incliné et l’ensemble de la voiture offre une meilleure pénétration dans l’air. Malcolm Sayer, génial aérodynamicien, y a mis tout son savoir-faire. Protheroe repart avec la première Low Drag jamais construite (seules 3, en tout, le seront par Jaguar), dotée du chassis expérimental n° EC1001.
Le 30 juin 1963, il engage CUT 7 « Low Drag » lors du GP de Reims. Il manque de peu de ne jamais participer à cette course. Alors qu’il est dans le camion depuis Leicestershire vers la côte sud de l’Angleterre pour prendre le ferry, Protheroe s’aperçoit qu’il a oublié son passeport. Il fait décharger CUT 7 et ordonne à son équipe de continuer sa route vers le bateau alors qu’il file en trombe chercher le document manquant, avant de repartir à une allure inavouable rejoindre le reste de sa team, juste à temps pour remettre CUT 7 dans le camion et embarquer à bord du ferry. A Reims, il termine 2ème au général, premier de sa classe, devant les Ferrari GTO. Le public l’acclame.
De retour en Angleterre, les courses s’enchainent, les résultats sont honorables. Cette fois, Protheroe est pleinement satisfait de sa monture. Avec l’aide de Bill Heynes, chef du département technique chez Jaguar, il engage CUT 7 lors du Tourist Trophy où il décroche une belle 5ème place au général.

En 1964, lors du Sussex Trophy, à Goodwood, Protheroe détecte des problèmes d’injection. Il décide, ni une ni deux, de partir, en plein milieu de l’évènement, pour Coventry afin de faire régler ses injecteurs chez Jaguar à Browns Lane, soit 2h30 de route par la M40, lorsqu’on roule à vitesse normale. Une fois fait, il repart aussi vite qu’il est venu, direction le Sussex, pour participer à la fin des courses. Sa Type E « Low Drag » est reconnaissable entre toutes, les flancs peints du « Bleu de France » cher à son propriétaire.
Lors des 500km de Spa, la même année, il casse le levier de vitesse de sa boite ZF à 5 vitesses, l’obligeant à finir la course en 4ème, sans pouvoir changer de rapport. Il arrive à maintenir une belle 2ème place jusqu’au dernier kilomètre où il finit par se faire doubler par un groupe de 3 voitures.
Lors des 1000km du Nurburgring, il effectue une sortie de piste qui endommage CUT 7. De retour à la maison, il la répare, seul, et s’inscrit avec John Coundley aux 12 heures de Reims. Là-bas, les deux hommes remportent une belle victoire en classe GT des véhicules de plus de 3 litres. Plus tard la même année, ils s’engagent ensembles aux 1000 km de Paris, mais Coundley est pris d’une soudaine crise de Malaria et Protheroe doit conduire seul pendant plus de 5 heures. Il remportera une belle victoire de classe. Début 1965, il vend sa Type E Low Drag, ainsi que l’immatriculation CUT 7, pour se consacrer à un autre constructeur, Jaguar n’étant plus vraiment compétitif face aux bolides de Maranello. Dans l’équipe d’assistance, Vick Vickers remplace Bill Cockerill.
Avec Mike Salmon, un ami de longues dates, ils font équipe sur une Ferrari 250LM. Après quelques courses dont les résultats sont encourageants, Salmon et Protheroe s’inscrivent pour les 2 heures de Reims 1965. Mais la course n’aura pas lieu : à cause de son oeil aveugle, Protheroe percute une Peugeot en sortant du garage, à Reims, où la 250LM avait passé la nuit.
Fin tragique de Dick Protheroe
Le 28 avril 1966, au volant d’une Ferrari 330P lors des essais privés pour le Tourist Trophy à Oulton Park, il sort de piste et se tue dans le virage connu sous le nom de Druids Corner. Il avait alors 44 ans.

Sa femme, Rosemary, dont le nom de famille – Massey – est lié au célèbre fabricant de tracteur Massey-Ferguson, est elle-même pilote. A la mort de son mari, elle hérite du garage. Bill Cockerill revient l’aider à la gestion de l’entreprise familiale jusqu’en 1971. Rosemary souhaite continuer à courir, à la fois pour son plaisir et en hommage à Dick. Elle entreprend de préparer une Type E. A partir du chassis 860953, Vick Vickers et Rosemary élaborent une voiture rapide et efficace dont Protheroe n’aurait pas eu à rougir et l’immatricule « CUT 8 ».

Que sont devenues les CUT 7 ?
Commençons par la dernière, la Type E « Low Drag ». Protheroe l’a revendue en l’état au début de 1965, pour 3200£ à David Wansborough, un gentleman driver qui avait déjà couru dans le team de Protheroe. Lors du Tourist Trophy de 1965, Wansborough sort de piste à Oulton Park et termine sa course dans un lac. On ressort la Jaguar illico et il termine à la 11ème place. En 1968, elle est revendue à un certain Michael Wright qui s’illustre lors de courses de côte. Elle change ensuite plusieurs fois de mains avant de se retrouver aux USA. Finalement, elle retourne en Angleterre au milieu des années 90. Elle appartient désormais au Viconte Cowdray qui la fait courir régulièrement. On peut la voir tous les ans à Goodwood, arborant fièrement son immatriculation désormais légendaire : CUT 7.
Comme nous l’avons vu, la toute première CUT 7, préparée à partir du 4ème chassis de Type E FHC sorti des chaines de Browns Lane, a été vendue au début de 1962, immatriculée 636CJU, à Clive Castle. Dans ses mémoires, Protheroe déclare avoir promis de ne pas révéler le nom de l’acheteur mais avertit que si on voit, dans les rues de Londres, une Type E disparaître devant soi dans un nuage de fumée, il ne faut pas s’étonner : il l’avait équipée d’un moteur réalésé à 4 litres et de 3 carburateurs Weber 45DCOE (elle devait développer pas loin de 350ch). Après avoir connu plusieurs propriétaires dont Ted Walker qui, en 1978, lui installe une radio et un toit ouvrant, elle passe entre les mains de Colin Pearcy. Il l’équipe de nouveau comme Protheroe l’avait fait, afin de participer à des courses historiques. Caractéristique étonnante : cette Jaguar n’a pas de panneau de coffre. A la place, une grande baie vitrée en Perspex. Elle appartient aujourd’hui à Richard Meins. Il est autorisé à porter l’immatriculation CUT 7 uniquement si la Type E « Low Drag » ne court pas en même temps sur le même circuit, suite à un accord amiable entre les deux propriétaires.

La deuxième CUT 7 possède, quant à elle, l’histoire la plus tortueuse. Peu de temps après avoir été vendue sous l’immatriculation 256DJU, elle connaît un grave accident lors d’essais à Silverstone en 1965. La carrosserie allégée, salement amochée est vendue séparément à Dick Soans, jeune apprenti chez Jaguar, alors que la mécanique et les trains roulants sont installés sous une coque de roadster (non « lightweight » malheureusement, on peut d’ailleurs se demander l’intérêt…). Sous la forme d’un roadster, les éléments mécaniques de la 2ème CUT 7 continueront à connaître un riche parcours en compétition.

Dick Soans, de son côté, restaure la coque « Protheroe Special » et installe un moteur et des trains roulants neufs. Il revend la voiture à Penny Woodley, qui récupère ainsi une Type E aux caractéristiques uniques. La voiture disparaît des écrans radar jusqu’en 2012 où elle est redécouverte et authentifiée par une petite équipe d’experts composée de Pat Wells (ancien mécanicien auprès de Protheroe), Tony Ward, Paul Skilleter et le propre fils de Dick Protheroe. Le propriétaire décide alors de l’immatriculer CUT 7A.

Fin heureuse : récemment, les 2 voitures ont été rachetées par un seul et unique propriétaire. Depuis peu, CUT 7/2 existe de nouveau dans sa configuration d’origine.

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XKD604 : La vraie fausse Jaguar Type D
Bonjour,
Merci pour les articles Jaguar de votre site. C’est précis sans être délayé, les photos ont une légende, félicitations.
J’attends les articles a venir.
CB de Lyon.
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Merci ! Le site est quelque peu au ralenti ces derniers temps, faute de temps. Mais vos encouragements nous poussent à continuer. Bonne lecture !
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