Ne cherchez pas à la rubrique des faits divers, Adalgisa Bisbini Ferrari, la mère d’Enzo Ferrari, n’a pas été la victime d’un parricide. Mais alors, de quelle mère Il Commendatore parle t-il ? « Aujourd’hui, j’ai tué ma mère ». Cette phrase, prononcée par Enzo, le 14 juillet 1951, sur le circuit de Silverstone, marque la naissance d’un géant.
Dès 1946 et la fin du conflit, la FISA, devenue FIA, décide de réglementer le sport automobile et notamment les Grand Prix. Ces courses de monoplaces avaient déjà beaucoup de succès dans les années 30 et offraient au public des luttes féroces entre les plus grands pilotes. Jusqu’en 1950, les règles de Grand Prix se métamorphosent petit à petit pour devenir la Formule 1. Mais les plateaux sont composés de bolides des années 30. Les protagonistes, quant à eux, ne sont plus tout à fait les mêmes. Exit les flèches d’argent, Mercedes et Auto Union, arborant la Svastika. Les voitures italiennes qui peinaient à s’imposer à la fin de la décennie ont désormais le champ libre et espèrent reprendre leur palmarès là où elles l’avaient laissé en 1933-1934. Et c’est très exactement ce qui se produit.

En 1946, Maserati fait un retour en force, s’adjugeant huit victoires grâce à des pilotes comme Tazio Nuvolari, Raymond Sommer ou Luigi Villoresi, au volant de la Maserati 4CL. Cette monoplace légère, dont la conception remonte à 1939, possède un moteur 4 cylindres d’1,5 litre, développant 220ch. Alfa Romeo tire son épingle du jeu, avec 6 victoires, grâce à quelques stars d’avant-guerre comme Achille Varzi, Giuseppe Farina ou Jean-Pierre Wimille, au volant de la Tipo 308 (3 litres de cylindrée) ou de la célèbre « Alfetta ». Cette dernière est équipée du moteur « tipo 158 », à 8 cylindres en ligne d’1,5 litre, développant 350 à 370ch. Oeuvre de l’ingénieur Gioacchino Colombo, ce moteur a été développé dans les années 30, alors que la gestion du département compétition d’Alfa avait été confiée à un certain … Enzo Ferrari.



Ferrari et Alfa Roméo

L’implication du jeune Enzo Ferrari dans le monde du sport automobile remonte à la fin de la guerre 14-18. Son père et son frère ayant succombé à une épidémie de grippe, il doit se construire un destin à partir de rien. Après avoir échoué à l’embauche chez Fiat, il trouve un poste de pilote d’essai chez CMN (Construzioni Meccaniche Nazionali). Son habile coup de volant lui ouvre les portes de la compétition. Il termine 4ème de sa première course de côte pour laquelle on lui a confié une CMN 15/20. En 1920, il intègre la firme milanaise Alfa Romeo. Il enchaine quelques belles courses, en Grand Prix ou en endurance. Il participe, avec un succès relatif, à plusieurs éditions des Mille Miglia. Parallèlement à son rôle de pilote d’usine, il s’implique dans la mise au point des moteurs et gravit les échelons de la hiérarchie jusqu’à devenir directeur du département compétition. Mais à partir de 1925, il va peu à peu prendre conscience qu’il n’est pas forcément à sa place derrière un volant. La mort de son ami Antonio Ascari, lors du Grand Prix de France à Montlhéry, lui rappelle violemment que la course automobile est un sport dangereux. Il cesse progressivement de piloter et s’investit pleinement dans sa fonction de directeur technique et de manager d’équipe.


Création de l’écurie Ferrari

Alors qu’il participe à un gala en 1929, Enzo Ferrari s’associe à deux entrepreneurs locaux et fonde une filiale visant à aider les propriétaires d’Alfa Romeo qui souhaitent courir en compétition. Peu de temps après, l’écurie (scuderia, en italien) Ferrari devient le nouveau département course d’Alfa Romeo. Enzo embauche des pilotes de renom comme Nuvolari, Borzacchini ou Compagnoni. En 1933, la société Alfa Romeo est nationalisée par le gouvernement fasciste de Mussolini et se retire de la compétition automobile, tout en restant actionnaire majoritaire de la Scuderia et en encourageant les engagements privés. Etrangement, Enzo Ferrari se voit refuser les nouvelles Alfa Romeo P3, dans un premier temps et est contraint d’améliorer les vieilles voitures qu’il a en sa possession. Le pari est gagnant et les victoires s’enchaînent. Face à ce succès et aux ventes qui en découlent, Alfa Romeo se décide finalement à confier les nouvelles P3 à la Scuderia. Dans le même temps, de nouveaux pilotes sont recrutés alors que d’autres partent. Ainsi, Nuvolari quitte la Scuderia et rejoint Maserati. Il est remplacé par Achille Varzi. Les deux pilotes, de même niveau, vont s’affronter sur les circuits, marquant l’Histoire de l’automobile par leur rivalité, au même titre que Prost et Senna des années plus tard. Ce duel prend fin en 1935, lorsque Tazio Nuvolari retourne chez Ferrari. Les victoires se succèdent jusqu’en 1937, année où le gouvernement italien, via la direction d’Alfa Romeo, augmente son emprise sur la société d’Enzo. S’en suit une période trouble où Ferrari se sent pris au piège au sein de l’écurie qu’il a lui même créée, mais qui est désormais dirigée par d’autres. Malgré tout, il se concentre sur la fabrication d’un nouveau moteur, le type 158. En 1939, Enzo Ferrari claque finalement la porte d’Alfa Romeo et dissout la Scuderia, non sans avoir dû signer une clause de non concurrence qui lui interdit d’utiliser son propre nom à des fins commerciales. Bien que soulagé de s’être libéré de l’emprise du gouvernement italien, ce départ forcé lui laisse un goût amer. Au fond de lui, il a toujours considéré Alfa Romeo comme la mère nourricière pour laquelle il s’est dévoué corps et âmes depuis 1920.



En 1940, à la demande d’Alberto Ascari, le fils du défunt Antonio Ascari, qui souhaite participer aux Mille Miglia, Enzo réussit à produire deux voitures. Interdit d’utiliser le nom de Ferrari, clause de non concurrence oblige, il baptise le modèle « AAC 815 » (Auto Avio Construzioni). Le jeune Ascari utilise une des deux voitures pour courir les 1000 Miglia 1940 mais devra abandonner avant la fin de l’épreuve.


Durant le reste de la seconde guerre mondiale, Enzo Ferrari se voit contraint de fabriquer des machines outils pour soutenir l’effort de guerre.
Le réveil d’Enzo Ferrari
La guerre s’achève. S’en est finit de la fabrication d’outils, de l’effort de guerre et du gouvernement fasciste. Enzo Ferrari peut reprendre sa vie et sa carrière là où elles s’étaient arrêtées. En 1947, il crée sa propre marque automobile à Maranello, près de Modène, et ressuscite la Scuderia dans le but de faire courir ses propres modèles. Il rêve d’affronter et de battre les Alfa Romeo.
Sur la base de l’AAC 815, il construit deux modèles uniques : les Ferrari 125 S et 125 C. La première est une barquette à roues carénées, conçue pour les courses d’endurance type Mille Miglia/Targa Florio. L’autre, la 125 C, est une biplace que l’on sent plus orientée « Grand Prix ». Les carrosseries de ces deux voitures sont encore relativement grossières. Enzo a débauché Gioacchino Colombo, le motoriste d’Alfa Romeo d’avant la guerre, afin qu’il conçoive un V12 de petite cylindrée (1500cc) pour la 125. Développant 115ch, ce petit moteur est vif mais peine à briller en compétition. Il est accouplé à une boîte de vitesses conçue, elle aussi, par Colombo.





En 1947, les 125 remportent tout de même 6 victoires sur 14 courses, mais Enzo Ferrari n’est pas satisfait des résultats. Il n’a pas réussi à battre les Alfa, notamment aux 1000 Miglia. Il encourage son ingénieur à pousser la puissance toujours plus haut. Colombo est attaché aux petites cylindrées et opte pour la suralimentation.
Alberto Ascari rejoint l’equipe des pilotes de la Scuderia. Ferrari compte désormais quelques pilotes d’exceptions. Il ne reste plus qu’à concevoir des mécaniques aptes à disputer le titre à la firme de Milan.
Formule 1 : Duel entre Ferrari et Alfa Romeo
1948 : le nouveau règlement qui donne naissance à la Formule 1 est effectif. Sur les circuits, Alfa est maître absolu avec son modèle 158, dont le moteur a été développé, avant la guerre, sous la supervision d’Enzo.


Chez Ferrari, un V12 125 à compresseur Roots voit le jour dès 1948. Sur le banc, ce moteur développe 230ch. La Ferrari 125, équipée de ce nouveau moteur, devient 125 GP mais comme les versions précédentes, elle ne parvient pas à s’imposer.

Enzo demande à Aurelio Lampredi, motoriste chez Isotta Fracchini avant la guerre, d’intégrer l’équipe de Maranello. Cet ingénieur est l’antithèse de Colombo. Il aime les gros moteurs, atmosphériques de surcroît. Enzo établit un climat de compétition entre les deux hommes. Colombo propose une nouvelle version de son V12, réalésé, qui sera installée dans les Ferrari 166 et 159, toujours avec peu de succès lors des courses qui ont lieu en 1948 et 1949. Lampredi, quant à lui, développe un moteur dont la gamme de cylindrée s’étend de 3,3 litres à 4,5 litres. Il équipe la nouvelle monoplace de Ferrari pour la saison 1950. Cette fois, le pari est gagnant. Le V12 Lampredi est à la hauteur des espoirs d’Enzo. Colombo, qui se sent désavoué, quitte Ferrari et retourne chez Alfa Romeo.

En 1950, Ferrari fait ses débuts dans la Formule 1 au GP de Monaco. Au volant d’une 125 F1 (les moteurs de Lampredi ne sont pas encore prêts), Alberto Ascari termine 2ème. Au GP de Suisse, toutes les Ferrari engagées (125 F1) abandonnent dans les dix premiers tours, suite à des problèmes mécaniques. Lors du GP de Belgique, la Scuderia engage une 125 F1 et une toute nouvelle 275 F1. Cette dernière est en fait un châssis de 125 équipé d’un V12 Lampredi de 3,3 litres. Ce gros moteur atmosphérique est moins gourmand en carburant que les petits V12 compressés et il ne nécessitera qu’un seul arrêt au stand, contre deux pour les bolides d’Alfa Romeo. Malheureusement, Ascari qui pilote cette nouvelle F1 rencontre des problèmes de roues et ne parvient pas à s’imposer, terminant 5ème. Lors du GP de France qui se court à Reims, Ferrari déclare forfait après les qualifications, déclarant que les 275 F1 ne sont pas suffisamment préparées. Peter Whitehead, pilote britannique, termine 3ème, alors qu’il était parti de la dernière ligne, au volant de sa 125 personnelle.

Le GP d’Italie 1950, dernier du championnat de cette année-là, marque un tournant dans l’histoire de Ferrari. Le nouveau moteur 4,5 litres de Lampredi est enfin prêt. Il équipe un tout nouveau chassis : la 375 F1. Dès les qualifications, la nouvelle Ferrari fait jeu égal avec les Alfa Romeo. Au final, Ferrari remporte la seconde place après une course pleine de rebondissements. La saison 1951 s’annonce palpitante pour l’écurie de Maranello. Alfa Romeo peut commencer à trembler.

Le 1er GP de la saison, sur le circuit de Bremgarten en Suisse, voit une Ferrari s’emparer de la seconde place, à moins d’une minute de l’Alfa Romeo de tête. Lors du GP de Belgique à Spa-Francorchamps, les Ferrari s’imposent à la 2ème et à la 3ème place. Lors du GP de France, Taruffi est malade et déclaré inapte par Enzo. Il invite un pilote argentin à le remplacer : José Froilan Gonzalez. A l’issue de la course, les Ferrari sont 2ème, 3ème et 4ème. Alfa Romeo se maintient au sommet du podium grâce au fabuleux talent de pilote de Juan Manuel Fangio.


Le Grand Prix de Silverstone se déroule le 14 juillet 1951. Enzo titularise José Froilan Gonzalez, suite à ses bons résultats lors du GP précédent. Bien lui en a pris, car le jeune argentin survole les qualifications et inscrit le meilleur temps, décrochant la pôle position devant les Alfa Romeo. Les puissantes Alfetta 159 (une évolution de la 158), handicapées par l’absence de longues lignes droites, n’ont pu donner le meilleur de leur moteur.

Durant la course, Gonzalez et Fangio, tous deux argentins, vont se livrer un duel sans merci, s’échangeant la première place durant toute la durée de l’épreuve. Les deux hommes ont un style très différent : conduite coulée et en finesse pour Fangio, pilotage énergique et coups de volant brutaux pour Gonzalez. Au final, José Froilan Gonzalez parvient à s’imposer devant l’Alfa Romeo de Fangio avec 55 secondes d’avance.




Au sein de la Scuderia, l’émotion est à son comble. Le but ultime, fruit de quatre années de recherches et de luttes, est atteint. On raconte qu’Enzo a pleuré « comme un bébé ». Puis, en voyant les monoplaces d’Alfa Romeo rentrer aux paddocks, il a prononcé ces mots, devenus historiques : « J’ai pleuré de joie, mais mes larmes d’enthousiasme étaient mêlées avec d’autres de chagrin car je pensais qu’en ce jour, j’avais tué ma mère ».