Au début des années 60, Angelo Vicari, chef de la Police italienne, avec l’accord du président italien, Giovanni Gronchi, va faire un cadeau très original à ses hommes : une Ferrari 250 GTE.
Bien souvent, lorsque la réalité devient légende, la véracité des faits se trouble au profit du mythe. Face à différentes versions de cette histoire (quasiment une par protagoniste), nous avons décidé de vous relater celle qui nous semble la plus plausible, étayée par des proches et d’anciens membres de la police romaine.
12 janvier 1962 au matin, les hommes de la brigade mobile romaine, la Squadra Mobile, sont rassemblés dans une grande pièce, au premier étage des locaux de la Police. Alors que le soleil peine à éclairer la ville, leur moral est sombre, comme les ruelles du coeur de Rome battues par une pluie froide et dense. Fébriles, ils attendent qu’Angelo Vicari fasse son apparition. L’heure est grave et Vicari, chef de la Police italienne, ancien préfet des villes de Palerme, Gênes puis Milan, se doit d’intervenir pour calmer les revendications. Mais, quoiqu’en pense ce dernier, la situation est devenue intenable. Beaucoup trop d’hommes ont perdu la vie ces derniers mois.


La criminalité a bien évolué, dans cette Italie de l’après-guerre. Là où, dix ans plus tôt, on volait pour survivre, le banditisme est passé à la vitesse supérieure. A la faveur d’un redressement économique du pays, désormais, on vole pour s’enrichir. Avant, la police de proximité résolvait les enquêtes grâce à des indics et du porte à porte. Maintenant, les bouches sont cousues, le milieu s’est bien organisé. Les balances à la langue trop pendue ont fini dans les profondeurs du Tibre. Le moindre larcin se termine en coups de feu. Les braqueurs prennent la fuite au volant de voitures puissantes. La Squadra Mobile, équipée d’Alfa Roméo 1900 blindées, ne les rattrapent plus. Les résultats sont en chute, la criminalité galopante.

Dans la salle, le bourdonnement des néons accompagne un léger brouhaha, entrecoupé parfois d’une toux ou d’un éternuement. La lumière, rendue jaunâtre par les fumées de cigarette, accentue les cernes sur les visages des policiers, éprouvés par le travail et les virus hivernaux. Tout à coup, le silence se fait. Vicari pénètre dans la salle, suivi de sa cohorte d’officiers. Les policiers se lèvent. Vicari n’est pas venu pour prononcer un discours. Il préfère une discussion. Respectueusement, mais fermement, les hommes lui font part de leurs difficultés. Les moyens mis à leur disposition sont obsolètes. Le débat porte, entre autres, sur les véhicules de cette brigade dite « mobile ». L’ancien préfet, en homme politique aguerri, pratique la langue de bois et rétorque qu’il n’a pas de budget supplémentaire, que les priorités sont ailleurs. Les policiers insistent et poussent finalement leur chef à bout. Acculé, Angelo Vicari explose. Joignant le geste à la parole, il leur crie : « Mais qu’est-ce qu’il vous faut ??? »
Du fond de la salle, une voix se fait entendre. Elle provient d’un homme de taille moyenne, mais dont le regard malicieux trahit une certaine intelligence. Jusque là, il est resté à l’écart des débats enflammés. Cet homme s’appelle Armando Spatafora. Alors que le chef Vicari, par ces simples mots vociférés, a réussi à imposer le silence, Spatafora termine sa cigarette puis se lève. Fixant l’ancien préfet droit dans les yeux, il déclare calmement :
« De quoi avons-nous besoin, Excellence ? D’une Ferrari ! »
Stupéfaite, ahurie par tant d’audace, l’assemblée se retourne et fixe, incrédule, le brigadier qui vient de s’adresser au chef de la police.

Né à Syracuse en 1927, trop jeune pour avoir participé à la guerre, Armando Spatafora s’engage dans la police dès 1950. Gravissant les échelons de la hiérarchie, il devient brigadier dans la Squadra Mobile de Rome en 1961, affectation motivée par d’excellents états de service.
Les nombreuses opérations auxquelles il a pris part, toujours motivé et attentif, ainsi que les interminables patrouilles nocturnes, à la tête de son Alfa Romeo 1900, ont apporté à la brigade une richesse d’expérience et une sensibilité particulière. Armando Spatafora est, en outre, doté d’un sens aiguisé de l’observation, lui permettant de repérer d’un simple coup d’oeil les noms et les visages.
Commandant de la Brigade Mobile de Rome
Au premier étage de l’hotel de police de Rome, alors que le temps est resté suspendu aux mots de Spatafora, Vicari analyse cette requête jetée telle une provocation. Puis, comme piqué au vif, il répond : « Vous l’aurez. » Ensuite, il quitte l’assemblée, comme il est venu.
La demande, en bonne et due forme, est transmise à Giovanni Gronchi, alors président de la république italienne. L’homme est à la fin d’un septennat chaotique dans lequel il a échoué à faire entrer les socialistes au gouvernement, laissant une porte ouverte à l’extrême droite. Il sait sa réélection plus que compromise, au point qu’il n’essaiera même pas de solliciter un nouveau mandat.
Angelo Vicari Giovanni Gronchi
Contraint de ne tenir qu’un rôle représentatif durant ses derniers mois à la présidence, Gronchi n’a pas peur de donner son accord pour doter la Brigade Mobile de véhicules arborants un Cavallino Rampante.
Enzo Ferrari est informé de la demande de la police romaine et fait don de deux 250 GTE à la Squadra Mobile. Le geste peut sembler généreux, mais qu’on ne s’y trompe pas : Enzo reste un businessman et espère que cette collaboration saura engendrer la vente d’autres Ferrari à toutes les brigades mobiles du pays. Les deux 250 GTE, strictement de série, sont toutefois équipées de poste de radio et d’un gyrophare. On fait apposer sur les portières l’inscription « Squadra Mobile », ainsi que le numéro d’appel d’urgence : 555-555. Les ailes reçoivent le logo de la Brigade : la célèbre panthère, déjà redoutée des truands de la capitale italienne. Les voitures sont convoyées vers Rome afin de procéder à des essais avant leur livraison. Mais dès le premier jour, l’une d’elle est victime d’un terrible accident. Superstitieux, Enzo Ferrari fait immédiatement rapatrier la carcasse à Maranello et assiste personnellement à sa destruction (très probablement le chassis 3998GT). La voiture restante porte le numéro de chassis 3999GT.

Ferrari 250 GTE, chassis 3999GT
250 GTE de série V12 3 litres
La Ferrari 250 GTE (pour Gran Turismo Evoluzione), proposée au catalogue dès 1960, offre un moteur V12 de 3 litres de cylindrées (2953cc), élaboré par Vottorio Jano sur le concept de base de Gioacchino Colombo. Rappelons, si l’en est besoin, qu’il s’agit de la première voiture de série vendue par le constructeur de Maranello. La carrosserie, élaborée par le jeune Sergio Pininfarina, est fabriquée dans les ateliers Scaglietti. Pour la première fois de son histoire, Ferrari ne vend plus de chassis nus, mais des voitures complètes. La 250 GTE représente plus de 50% des ventes de l’époque et permet à la Scuderia Ferrari de financer ses recherches en compétition. On comprend pourquoi Enzo avait tout intérêt à promouvoir ce modèle et à le voir circuler ostensiblement dans les rues de Rome, aux frais de l’Etat, équipé d’un gyrophare tonitruant, qui plus est.
Niveau performances, la 250 n’est pas en reste. Les 240 ch de son moteur permettent de propulser l’auto à près de 280 km/h et de parcourir le 0 à 100 en 7 secondes.
Afin de prendre en main ce nouveau véhicule de patrouille et d’intervention rapide, la Squadra Mobile sélectionne quatre officiers méritants. Bien évidemment, Armando Spatafora, instigateur du projet, est de la partie, accompagné de Carlo Annichiarico, Dalmatio De Angelis et Giuseppe Savi. Ils embarquent à bord de la Fiat 500 personnelle d’Armando et prennent la direction de Maranello pour un stage intensif de pilotage à haute vitesse. Sur place, Spatafora fait forte impression. A tel point qu’il se voit proposé un volant au sein de la Scuderia. Humble, mais peut-être aussi réaliste, Spatafora répond qu’il est policier et que, par conséquent, il préfère s’en tenir aux voitures de police.

De retour à Rome, les 4 hommes sont les seuls habilités à conduire la Ferrari. Par binômes, il se relaient à son volant, patrouillant dans les rues de la capitale, dans l’attente que la radio connectée au central des brigades mobiles émette le code « SM44 », pour Squadra Mobile 44 (ce chiffre correspondant aux deux derniers numéro de la plaque d’immatriculation de la 250 GTE), suivi de la nature de l’intervention.

La nouvelle de l’affectation de la Ferrari au sein des forces de police fait rapidement le tour de la pègre. Il se dit que quelques malins ont pris des paris, à celui qui réussira à semer aussi facilement la Ferrari que les Alfa 1900. Ce petit jeu ne dure pas longtemps, cette fois, la Ferrari est à la hauteur de sa tâche. Via Veneto, via Nomentana ou aux abords du Vatican (mais sans les sirènes, pour « ne pas réveiller le Pape »), les arrestations pleuvent. Un nouvel adage apparaît dans le milieu : « Si tu sors le soir, prends garde à la Panthère…. mais si tu sors tard dans la nuit, ne te fais pas voir de l’ami Spatafora ! ».
Se vai in giro a tarda sera, occhio sempre alla pantera ! Ma se esci a tarda ora, occhio amico a Spatafora !
Parmi toutes ces arrestations, il y’a un fait marquant. Une histoire qui se transmet de bouche à oreille et qui a donc probablement été quelque peu enjolivée. Nous ne garantissons pas la véracité des details, nous nous contenterons de la relater comme elle nous est parvenue. Sachez qu’il en existe plusieurs versions. L’anecdote n’a jamais été confirmée par le ministère de l’intérieur italien, sans qu’il ne l’infirme pour autant, préférant ainsi contribuer à la légende de ses forces de police. Au début des années 60, il y’a un ou deux malfrats que la Squadra Mobile aimerait particulièrement coffrer. Comme des trophées que chaque membre de la brigade aimerait accrocher à son tableau de chasse. « Il Pennellone » (la planche) et « Lo Zoppo » (le boiteux) sont des voleurs de voitures, particulièrement habiles, qui sont régulièrement recrutés comme chauffeur par le milieu. Il sont réputés pour leur aptitude à s’échapper rapidement des situations critiques.
Mars 1964, la 250 GTE patiente, tapie dans la nuit. A son volant, Spatafora est en alerte, l’oeil aux aguets. A côté de lui, son collègue, entre deux bâillements, commence à trouver la nuit un peu longue. Une nuit comme beaucoup d’autres, rythmée par les patrouilles et ponctuée par le grésillement de la voix du standardiste à la radio, mais majoritairement passée à attendre et à écluser le café du thermos. Pour occuper le temps, et aussi pour se maintenir éveillé, le passager évoque sans grand enthousiasme son prochain projet de vacances, puis revient sur la dernière discussion avec les collègues sur les conditions de travail qui ne sont plus ce qu’elles étaient… Spatafora n’écoute pas, son esprit est ailleurs. Il sent, dans l’air, comme une odeur de souffre. Le crime rôde.
Et soudain, surgit devant eux une Alfa 2600 Coupé Sprint, rouge, tel un boulet de canon, en provenance de Piazza Navona. Immédiatement, Spatafora démarre, gyrophare hurlant, et se lance à sa poursuite. Il ne lui faut pas longtemps pour se mettre dans son sillage. Sans se tromper, il reconnaît le style de conduite du « boiteux ». Ce dernier, comme à son habitude, entraine son poursuivant dans les ruelles étroites du centre historique de Rome, là où il sait se faufiler sans abimer la voiture, grace à son pilotage précis. C’est de cette manière qu’il a toujours semé les Alfa 1900 de la police qui finissaient régulièrement accidentées ou dans le fossé. Mais cette fois-ci, la panthère noire ne lui concède aucun millimètre.
Alfa Romeo 2600 Sprint
Les deux voitures passent le pont Umberto et continuent leur course folle sur la rive ouest du Tibre, longeant le fleuve. Par chance, la ville est déserte à cette heure tardive de la nuit. Lo Zoppo tente les manoeuvres les plus risquées, en prenant des virages au dernier moment et en empruntant les trottoirs. Il fait hurler le 6 cylindres bialbero de son Alfa mais rien n’y fait : Spatafora est toujours collé à son train. Il franchit la porte étroite du pont Milvius et s’élance sur les pavés de cet ouvrage antique, puis déboule via Flaminia. Le gyrophare de la Ferrari danse dans son rétroviseur, l’éblouissant de sa lumière bleue. Arrivée Piazza del Populo, le boiteux emprunte la Viale Gabriele d’Annunzio, puis la Viale della Trinita dei Monti, jusque sous les fenêtres de la Villa Medicis. Arrivé devant la Trinité du Mont, il tente le tout pour le tout et tourne en direction du grand escalier qui débouche, en bas, Piazza di Spagna. Sans se soucier une seule seconde du prix du véhicule qu’il conduit, Armando le suit et dévale à son tour les marches. La course folle des deux voitures s’achèvent, en bas du grand escalier, devant la fontaine de la Place d’Espagne. L’Alfa 2600 s’immobilise dans un nuage de fumée. Trois jantes sont cassées et le carter d’huile, fissuré, a déversé son huile chaude sur les pavés. Spatafora passe les menottes aux poignets du malfrat, avec le sentiment du devoir accompli. La Ferrari, en piteux état, parvient à regagner le central.


Fin mars 1964, la 250 GTE est envoyée à Maranello. Officiellement, elle est censée subir une revision mais personne n’est dupe : la réalité est quelque peu différente. Un triangle de suspension est remplacé, ainsi que la boîte de vitesses. De nos jours, on peut encore voir les stigmates de la course poursuite sous la voiture. Les marches de la Trinita Dei Monti ont laissé des traces indélébiles.
Cette histoire, pourtant pas si lointaine, s’est transmise par voie orale au cours des années, subissant probablement des altérations. D’ailleurs, il en existe plusieurs versions. Pour certains, dont le propriétaire actuel de la voiture, ce serait le president de la république italienne qui aurait accédé directement à la demande des policiers en offrant la Ferrari. Pour d’autres, comme le raconte la propre fille de Spatafora dans la biographie de son père, c’est le chef de la Police qui aurait eu l’échange verbal avec Spatafora tel que nous l’avons relaté plus haut. Tantôt, c’est « Lo Zoppo » que Spatafora poursuit, tantôt c’est « El Pennellone », ou bien un malfrat français de Marseille. La marque et le type de la voiture varient aussi. On parle d’une Alfa 2600, mais aussi d’une Citroen DS qui aurait été particulièrement habile à descendre les marches de Trinita Dei Monti grâce à ses suspensions hydrauliques. L’exploit d’Armando a fait l’objet de films, dont les éléments de détails et les choix scénaristiques ont encore plus contribué à la nébulosité des faits.
En 1968, six ans après sa mise en service, la Ferrari est retirée du parc automobile de la Squadra Mobile. Les raisons sont inconnues. On peut penser que son usure, après des années de service, est arrivée à un point où les frais commencent à être trop élevés. Peut-être que ses performances ne sont plus aussi hors du commun, dans ce monde où les progrès techniques en matière d’automobile sont en constante évolution. La 250 GTE est remisée jusqu’en 1972 (ou 1974, selon les versions) pour être ressortie à l’occasion d’une vente du domaine. La société Capelli Frères, spécialisée dans le commerce de véhicules militaires déclassés, rachète la Ferrari aux enchères, amputée de son gyrophare. Quelques jours plus tard, l’administration réclame aussi la radio embarquée. Capelli aurait alors menti, affirmant qu’elle n’y est pas, ce qui permet aujourd’hui de retrouver le poste de communication à sa place d’origine, devant le passager.

Après son rachat au début des années 70, la voiture est remisée et stockée sous des couvertures, au domicile de Capelli. Ce n’est que des années plus tard, en 1989, qu’elle refait surface, suite à des recherches entreprises par l’Association Historique de la Panthère (Associazione Pantere Storiche). La Ferrari participe ensuite à de multiples événements et rallyes. On peut la voir entre les mains de Stirling Moss pour un tour d’honneur lors du Goodwood Revival de 1999. Elle intègre, en 2004, la collection du musée des véhicules de la Police d’Etat, à Rome. Elle profite ensuite d’une restoration en profondeur, entre 2011 et 2014, avant de rejoindre ses collègues du musée d’où elle s’échappe régulièrement, à la faveur d’un tour d’honneur ou d’un concours d’élégance. Elle s’envole d’ailleurs pour Pebble Beach en 2016.
Pebble Beach en 2016
Arborant un cheval cabré mythique, cette voiture a su se créer sa propre légende, inscrivant dans l’Histoire, au passage, le nom d’un de ses pilotes. Armando Spatafora restera discret sur cette fameuse nuit de 1964 où les rues désertes de Rome devinrent le théâtre d’une course poursuite digne des meilleurs films d’action hollywoodiens. L’anecdote, non reconnue par les autorités italiennes, bien que non démentie, a dû amuser la mémoire de cet homme que la maladie emporta, jeune retraité, le 26 février 1987, à l’âge de 60 ans.