Suite à la 23e édition des 24 heures du Mans en 1955, le monde du sport automobile est en émoi. La Suisse a interdit les courses automobiles sur son sol et l’enquête relative à l’accident de Pierre Levegh sur le Circuit de la Sarthe en juin n’en est qu’à ses balbutiements. Durant l’été 1955, beaucoup d’événements sportifs sont annulés. Les organisateurs craignent de nouveau un accident comme celui qui a causé la mort d’environ 80 personnes et blessé 100 autres lors de l’épreuve Mancelle. Pourtant, le Championnat du Monde des Voitures de Sport, sous l’égide de la FIA, doit se poursuivre afin de désigner un vainqueur. Après les 1000 kilomètres de Buenos Aires, les 12 heures de Sebring, les Mille Miglia et les 24 Heures du Mans, la prochaine et avant dernière épreuve qui est prévue en Irlande du Nord, sur le circuit de Dunrod est le Tourist Trophy du Royal Automobile Club (RAC). Pour rien au monde cette course ne peut être annulée ou reportée car elle fête cette année ses 50 ans.
Le Tourist Trophy est incorporé depuis 1953 au Championnat du Monde des Voitures de Sport. Malgré tout, l’événement se prépare dans une ambiance de lendemain d’enterrement. Sur les 64 voitures inscrites, seules 55 se présentent aux qualifications.

Depuis 1950, le Tourist Trophy a lieu près de Dunrod, dans le conté vallonné d’Antrim, en Irlande du Nord. C’est une course qui couronne le premier pilote qui franchira la ligne d’arrivée après 84 tours, soit environ 1000 kilomètres. Comme au Mans, une course à l’indice de performance encourage aussi l’inscription des petites cylindrées. Les routes sinueuses et étroites ne laissent que trop peu de place aux dépassements. La vitesse des voitures, en constante augmentation, n’a pas été anticipée par les organisateurs. Qu’on l’admette ou non, tous les ingrédients du drame des 24 heures du Mans sont présents pour cette 22e édition du Trophy : un parcours inadapté aux vitesses élevées, très peu de protection pour les pilotes ou le public en cas de sortie de piste. L’américain John Fitch, toujours traumatisé par la mort de son ami Levegh au Mans, dénonce ces lacunes dès le début de la course.

L’épreuve a vu défiler de grands noms de l’Automobile, depuis sa création en 1905. On peut citer les victoires de John Napier en 1905, de Jean Chassagne dans les années 20, du grand Tazio Nuvolari dans les années 30 ou de Stirling Moss en 1950 et 1951. C’est d’ailleurs Stirling Moss, qui a fêté ses 26 ans la veille, que l’on retrouve ici au volant de son inséparable Mercedes 300SLR au côté de John Fitch. L’écurie allemande a engagé deux autres 300SLR, pilotées par Fangio et Kling d’une part et Wolfgang von Trips et André Simon d’autre part. Bien que n’ayant participé qu’à deux épreuves du Championnat, la team Daimler est déjà quatrième.



Face à elles, les autres concurrents habituels de cette année 1955 : Jaguar, Ferrari et Maserati. Ferrari pointe en tête du classement avec 18 points et décide d’engager trois voitures, espérant glaner un troisième titre consécutif. La première, une 857 Monza, sera aux mains de son pilote phare du moment, Eugnio Castellotti et du maître tacticien Piero Taruffi. Umberto Maglioli et Maurice Trintignant seront à bord d’une seconde 857.



La troisième Ferrari ne sera qu’une 750 Monza, comme celle confiée à Sergio Sighinolfi lors des Mille Miglia, cette fois entre les mains d’Olivier Gendebien et de l’américain Masten Gregory.
Chez Maserati, 3e au classement mais en chute libre depuis l’arrivée de Mercedes dans le Championnat, on tente de « sauver les meubles » en engageant deux 300S pilotées par Luigi Musso ou Jean Behra entre autres ainsi qu’une A6GCS.


Aussi étrange que cela puisse paraître, Jaguar, 2e au classement général, n’engage qu’une Type D pilotée par sa star controversée, Mike Hawthorn, secondé par un pilote local : Desmond Titterington qui connaît très bien le circuit. À eux deux, ils forment un excellent équipage.

Parmi les autres concurrents, on trouve quelques noms célèbres comme Peter Collins, Peter Walker, Reg Pagnell et Roy Salvadori sur des DB3S engagées par Aston Martin Ltd ou Colin Chapman sur sa propre Lotus Climax. Parmi ces pilotes professionnels, on compte aussi quelques gentlemen drivers comme le Vicomte Henry de Barry sur son coupé 300SL personnel.






Les pilotes, arrivés en milieu de semaine, se préparent aux essais dès le jeudi, alors que la course n’est prévue que le samedi 18. Les routes du Conté d’Antrim, fermées à la circulation, sont envahies par les pilotes qui effectuent des tours de reconnaissance. Chez Mercedes, les préparatifs vont bon train. Le jeune et prometteur Wolfgang von Trips se voit confié pour la première fois une 300SLR. Alfred Neubauer lui a demandé de rejoindre l’Irlande depuis Stuttgart par la route à bord d’une 300SLR Coupé Uhlenhaut afin de se faire la main. Il n’en a sûrement pas conscience à l’époque mais il a l’immense chance de conduire l’un des deux coupés dessinés par l’ingénieur Rudolf Uhlenhaut, voitures aujourd’hui mythiques et exposées seulement en de grandes occasions. Une fois sur place, le coupé, qui dispose naturellement de deux places, servira à Fangio et Kling pour des tours de reconnaissance du circuit. Deux 300SL Gullwing seront aussi utilisées aux mêmes fins, les habitacles fermés permettant de communiquer plus facilement. Une anecdote à ce sujet : Lofty England, directeur de course chez Jaguar, a porté réclamation pour l’utilisation de ces coupés deux places lors des essais alors que la course n’autorise que des monoplaces. Sa plainte sera déboutée car les essais sont libres et sa Jaguar Type D possédait aussi deux places. Le coupé permettra aussi à Kling d’aller chercher Stirling Moss après un accident mineur de l’autre côté du circuit. Le grand nombre de voitures de rechange amenées par les constructeurs démontre à quel point ce Trophy est pris au sérieux, autant chez Daimler que chez MG qui engage deux prototypes de MGA équipés du tout nouveau moteur TwinCam.




Puis viennent les qualifications. Bénéficiant de sa connaissance du circuit suite à ses victoires de 1950 et 1951, Moss inscrit le meilleur temps, suivi de près de la Jaguar d’Hawthorn. En troisième position, on trouve la 857 Monza du belge Olivier Gendebien et de Masten Gregory, malheureusement un accident empêchera d’aligner leur Ferrari le samedi. L’américain prendra tout de même le départ avec Caroll Shelby au volant d’une Porsche 550 Spyder ; ils termineront en 9e position. Quatrième meilleur temps des qualifications : la Mercedes de Fangio et Kling.
De manière fort surprenante, ces qualifications n’ont servi à rien puisque les organisateurs décident que les voitures seront alignées au départ dans l’ordre de leur cylindrée : les plus gros moteurs en tête. Cette décision sera une énorme erreur, comme nous allons le voir.

Le samedi 18 octobre 1955, le départ du RAC Tourist Trophy est sur le point d’être donné. Il se fera comme au Mans, les voitures en épi et les pilotes qui s’élancent au pas de course. La météo est bonne mais des nuages menacent. Les pilotes savent qu’ils doivent donner le maximum dès le départ car lorsque la pluie commencera à tomber, il faudra adopter un pilotage fin et donc délicat sur ces routes de campagne.
Les voitures sont alignées, prêtes à recevoir leur pilote. Dans l’ordre, on trouve la Type D de Mike Hawthorn, arborant le numéro 1. À coté, une autre type D, celle de l’écurie privée de Jack Broadhurst en n°2, puis une Cooper-Jaguar privée. On trouve ensuite trois Ferrari avec les numéros 4, 5 et 7 (la n°6 de Gendebien/Gregory étant absente au départ). Portant le numéro 12, mais en septième position car, pour une raison que j’ignore, les 300SLR – n°9, 10 et 11 – se sont trouvées reléguées plus loin, on trouve la Mercedes 300SL coupé du Vicomte de Barry, au milieu des 3 litres d’usine conduites par des professionnels. Le Vicomte de Barry, gentleman driver français, n’est pas un bon pilote. Il a les moyens de vivre sa passion pour la course automobile mais ne brille pas par ses résultats. À la faveur d’un règlement privilégiant la cylindrée plutôt que les temps de qualification, il se retrouve dans le « top ten » de la grille. Mais, dès le départ de la course, il gêne. Sa faible vitesse et l’étroitesse des routes créent un ralentissement derrière lui.





Dès les premiers miles, Moss remonte le peloton et mène la course. Au deuxième tour, le premier drame se produit. Le Vicomte de Barry qui conduit bien trop lentement empêche les autres concurrents de le doubler. Les esprits s’échauffent, les pilotes veulent coûte que coûte dépasser cette chicane mobile. Évaluant mal la situation, Jim Mayers tente de passer devant la 300SL mais perd le contrôle de sa Cooper-Climax T39 qui vient s’encastrer dans un pylône en ciment et s’embrase aussitôt. Il meurt sur le coup. Derrière lui, six autres concurrents ne peuvent l’éviter. Parmi eux, William Smith perdra aussi la vie, quelques minutes après le carambolage. Un peu plus loin, près de Dear’s Leap, deux autres voitures connaissent un accident. En tout, neuf voitures sont hors course avant la fin du deuxième tour.


Moss et Hawthorn nous rejouent le scénario des premiers tours du Mans. Ils roulent à fond sur les petites routes encore sèches mais plus pour très longtemps. Hawthorn bat le record du tour de Dunrod en 4′ 42″ pour une moyenne de 95 mph (153 km/h).





Plus tard, alors qu’il a 1,5 secondes d’avance sur son compatriote, Moss connaît un épisode fâcheux : la bande de roulement de son pneu arrière droit se détache emportant avec elle le passage de roue ainsi que l’aile de sa 300SLR. Après une succession d’embardées, il reprend le contrôle de la Mercedes et se laisse doubler par Hawthorn. Miraculeusement, il parvient à regagner les stands où les mécaniciens de Daimler se démènent pour changer la roue et retirer les tôles saillantes qui formaient, autrefois, l’aile de sa voiture. Une fois la voiture en état, Moss repart. Un peu plus tard, Fitch prend le volant et part aux trousses de la Jaguar n°1 mais il ne cesse de se faire distancer, repassant même en troisième position. Au bout de sept tours seulement, il se voit intimer l’ordre de rentrer aux stands et de repasser le volant à Moss qui va lutter pour reprendre la tête de la course.


Au septième tour, la pluie que tout le monde redoute s’abat sur une partie du circuit puis l’inonde progressivement en totalité. Les pilotes sont obligés de lever le pied. Dans ces conditions, seuls les plus aguerris et les plus doués continuent de lutter. C’est bien évidemment le cas des anglais Stirling Moss, Mike Hawthorn et Desmond Titterington qui se livrent un combat acharné.




La pluie qui ne semble pas vouloir s’arrêter va engendrer son lot de catastrophes. Ainsi, au 35ème tour, le britannique Richard Mainwearing perd le contrôle de son Elva-Climax et sort de piste. Le malheureux perd la vie à son tour.
Au 39e tour, un commissaire de course surprend le Vicomte de Barry en train de fumer au volant de sa Mercedes 300SL alors qu’il conduit. Il est aussitôt disqualifié pour conduite négligente.
Vers le 40e tour, la pluie devient torrentielle, forçant les pilotes à s’arrêter, les uns après les autres, pour échanger leurs lunettes contre des visières panoramiques qui ne s’embuent pas et évacuent mieux l’eau.
Sous la pluie, Moss est fabuleux et comble progressivement l’écart avec la Type D n°1 qui est forcée de ravitailler au 50e tour. Lorsqu’elle repart, Moss a définitivement pu rattraper son retard et six tours plus tard, il double enfin la Jaguar. Au 60e tour, il doit lui aussi s’arrêter aux stands donnant l’opportunité à son adversaire de repasser en tête. Mais sept miles plus loin, Moss reprend la tête devant la ligne des stands sous les hourras de la foule. Dès lors, Hawthorn n’aura de cesse de vouloir reprendre la pôle position tout en évitant de se faire doubler par une autre Mercedes, celle de Fangio et Kling, qui le talonne.


Au tour 64, un autre malheur frappe ce Tourist Trophy : Jean Behra perd le contrôle de sa Maserati 300S sur la route trempée et sort de piste. Il est sérieusement blessé, souffrant de multiples contusions et perd une oreille. Lors d’un voyage à Londres, il se fera faire une prothèse tellement réaliste qu’il sera difficile de savoir quelle oreille est vraie et laquelle est fausse. Plus tard, il aura l’habitude de retirer sa prothèse et de la glisser au fond de son casque avant de prendre le départ.
La fin du Tourist Trophy est épique. La pluie a finalement cessé. Moss est toujours en tête sur les routes de Dunrod qui s’assèchent progressivement. Derrière lui, Mike Hawthorn mène toujours une double lutte : tenter de reprendre la tête et éviter de se faire doubler par Fangio. Il mène sa Jaguar à ses limites, si bien que quelques miles avant la fin, le moteur casse, se répandant en une vaste marre d’huile sur le bas côté. Il finit le Trophy à pied, franchissant la ligne d’arrivée avec cet air désinvolte qui lui est propre, laissant la victoire à Stirling Moss, suivi par Fangio.







Et pour la plus grande joie d’Alfred Neubauer, c’est la troisième Mercedes, celle d’André Simon et de Wolfgang von Trips qui franchit la ligne et monte sur la troisième marche du podium ! La 300SLR du duo Moss/Fitch remporte le Trophy en 7h 03′ 11″ à la vitesse moyenne de 88,3 mph (142 km/h). Moss a conduit beaucoup plus que Fitch à cause d’une erreur de casting de la part de Neubauer : chez Jaguar, Hawthorn qui est un excellent pilote a été mis en doublure avec Titterington qui connait le circuit comme sa poche. Le duo s’avérant redoutable. Seul Moss pouvait espérer rivaliser.
Le meilleur équipage britannique, à bord d’une auto britannique, est le duo Peter Walker et Dennis Poore, dans une Aston Martin DB3S remportant la quatrième place. Arrivent ensuite une Maserati, 5ème et une Ferrari, 6ème. Le second français, après André Simon, est Maurice Trintignant, arrivé 8ème, en duo avec Umberto Maglioli sur leur 857 Monza.
Durant la course, les britanniques ont mené la plupart du temps, que ce soient, Moss et Hawthorn en tête, Walker et Collins en lutte contre les Maserati ou encore Chapman qui marqua les mémoires tenant en respect les Porsche Spyder.
Ferrari est toujours en tête du classement du Championnat des voitures de Sport 1955. Mercedes et Jaguar se partagent la 2ème place. Maserati perd une place et devient 4ème alors qu’il ne reste plus qu’une course avant la fin de la saison.
La 22ème édition du RAC Tourist Trophy a enfoncé le dramatique clou de l’insécurité du sport automobile. Suite à la tragédie du Mans, il fut bien difficile de faire taire les détracteurs déjà bien engagés dans la révolution sécuritaire des circuits. Pour le bien des pilotes mais parfois au détriment du spectacle, les conditions de pilotages ne cesseront de s’améliorer dès lors, doucement, mais sûrement.
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