11 Juin 1955 : la tragédie des 24 heures du Mans

affiche

Le 11 juin 1955, à 18h28, la sortie de piste de Pierre Levegh lors de la 23ème édition des 24h du Mans causa la mort d’environ 80 personnes et fit plus de 100 blessés. A l’occasion des 60 ans de cet événement tragique, revenons sur les circonstances de ce drame et l’environnement qui l’entoure en ce milieu des années 50.
Attention, certaines images de ce documentaire peuvent choquer.

Dix ans après la fin de la seconde guerre mondiale, le monde finit peu à peu de panser ses plaies et commence à se reconstruire. 1955 est l’année où l’Europe se divise de manière significative en 2 blocs : en mai, l’Allemagne de l’Ouest rejoint l’OTAN alors que l’Allemagne de l’Est rejoint les pays satellites de l’URSS lors de la signature du Pacte de Varsovie. Côté ouest, le rapprochement De Gaulle – Adenauer, débuté en 1950 par la déclaration Schumann, doit passer avant tout par la réconciliation des peuples. Bien que les souvenirs du conflit soient encore frais, les jeunesses françaises et ouest-allemandes, voisines, font preuve de bonne volonté. Ce n’est pas encore tout à fait le cas de la Grande Bretagne, un peu plus éloignée du cœur des débats. Les principaux bénéficiaires du Plan Marshall (France, Grande-Bretagne, RFA, Italie et Pays Bas) voient leur croissance à la hausse depuis 1947. Désormais, les affrontements ont lieu sur les terrains de sport et particulièrement sur les circuits. Les carénages des bolides affichent encore les couleurs de leur pays, là où, 10 ans plus tard, fleuriront les marques des sponsors. Ainsi, les équipes italiennes ont des voitures rouges, les Anglaises sont vertes, les Allemandes sont gris-argent et les Françaises arborent le « Bleu de France ». Des cocardes, telles que celles ornant les avions de guerre, sont peintes sur les carrosseries. Les sentiments sont exacerbés et la course automobile représente un enjeu national. Les ennemis d’hier sont les concurrents d’aujourd’hui.

Prêts à en découdre

Cette 23ème édition des 24 Heures du Mans marque l’arrivée de nouvelles voitures particulièrement performantes. Les progrès techniques apportés par la guerre, couplés aux financements proposés par le Plan Marshall, ont permis la résurgence de marques comme Jaguar, dont les usines furent détruites lors du conflit, ou de Mercedes, qui symbolise le miracle économique allemand à cette époque. La marque de Coventry aligne donc 3 exemplaires de sa toute nouvelle Type D Long Nose et l’équipe de Stuttgart lui oppose 3 modèles de la redoutable 300SLR qui ne cesse de glaner les victoires.

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Mercedes avec l’aérofrein Intrados déployé
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Jaguar Type D Long Nose, chassis XKD505

Les pilotes Jaguar sont tous britanniques : Mike Hawthorn et Ivor Bueb pour la voiture n°6, Tony Rolt et Duncan Hamilton pour la n°7, Don Beauman et Norman Dewis se relaieront sur la n°8. Les équipes techniques sont sous la direction du très « anglais » Lofty England, personnage sévère et sans concession.

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Jaguar Type D Long Nose

De son côté, Mercedes présente des équipages plus hétéroclites, soucieux de se détacher de l’image nationaliste que le parti Nazi lui avait collée. La 300SLR n°19 sera pilotée par le célèbre argentin Juan Manuel Fangio, dit « El Maestro » ainsi que le britannique Stirling Moss. L’allemand Karl Kling et le français André Simon prendront le volant de la Mercedes n°21. L’américain John Fitch, sur la N°20, aurait dû être associé à l’allemand Hans Hermann mais ce dernier regardera la course depuis sa chambre d’hôpital, suite à un grave accident lors du Grand Prix du Portugal. Alfred Neubauer, le directeur de course chez Mercedes, homme de pouvoir à forte personnalité, dont le sens de l’humour et l’empathie avaient été reconnus par tous ses pilotes et mécaniciens, dut lui trouver un remplaçant. Il se rappela Pierre Levegh qui, lors des 24h 1952, seul au volant d’une Talbot-Lago T26 GS Spyder avait mené 12h durant et abandonné sur casse moteur permettant à une Mercedes 300SL de gagner la course. Selon l’opinion publique, le vainqueur de cette édition 1952 était Levegh (dit « The Bishop »). Neubauer, conscient de l’importance du soutien populaire, avait offert la place vacante à ce gentleman driver français, alors âgé de 50 ans, bijoutier de profession.

L'équipe Mercedes (de G. à D.) : Neubauer, Fangio, Moss, Levegh, Fitch, Kling, Simon, Uhlenhault Source : Le Miroir des Sports
L’équipe Mercedes (de G. à D.) : Neubauer, Fangio, Moss, Levegh, Fitch, Kling, Simon, Uhlenhault

Un tracé archaïque

Avant 1959, il n’y avait pas d’essais préliminaires tels que nous les connaissons mais les écuries avaient le droit de faire quelques tours de piste les jours précédents le départ. Lors de ces « essais », plusieurs voitures, dont l’Arnott n°45, sont victimes d’accidents. Il plane une atmosphère lourde. Certains pilotes, Pierre Levegh et Fangio entre autres, commencent à se plaindre du circuit. Ils le diront peu avant la course : les voitures vont trop vite, la sécurité minimum n’est pas assurée. Le circuit de la Sarthe, conçu en 1923 par l’Automobile Club de l’Ouest (ACO) pour accueillir l’épreuve d’endurance des 24 Heures du Mans, n’a presque pas évolué depuis ses débuts. La vitesse des véhicules a, quant à elle, énormément augmenté: de 90km/h de moyenne en 1923 à plus de 200km/h, voire 300 km/h, au bout des 5km de la terrible ligne droite des Hunaudières.

Le tracé du circuit en 1955
Le tracé du circuit en 1955

Le tracé fait 13,492 km et emprunte des départementales en état moyen. Le revêtement n’est pas étudié pour la vitesse et présente des portions bosselées. La course débute vers 16h le samedi pour se terminer à 16h le dimanche, moitié de jour et moitié de nuit, souvent sous la pluie. La voie est étroite, surtout devant les stands où la largeur ne dépasse pas les 9m – pas plus de 3 largeurs de voiture – et où rien ne délimite la bande d’arrêt des véhicules. L’approche des stands, en léger virage, forme un goulet d’étranglement. Des clôtures en bois, des fascines et des ballots de paille bordent la route, offrant peu de protection au public. Sur plusieurs tronçons, il n’y a même rien de tout cela. De grands arbres se dressent, menaçant les pilotes en cas de sortie de piste. A l’époque, ils ne portent pas de ceinture, ni de harnais. La règle implicite dit qu’il est préférable d’être éjecté d’un véhicule plutôt que de rester prisonnier d’une épave. A l’inverse d’un Grand Prix de Formule 1 où les voitures roulent toutes à peu près à la même allure, les véhicules engagés au Mans sont très différents les uns des autres, induisant de grandes amplitudes de vitesse. Les nombreuses lignes droites sont souvent suivies de virages aigus provoquant des décélérations énormes allant de 260km/h à 60km/h pour les autos les plus rapides. En 1955, le meilleur temps obtenu, lors des essais par Eugenio Castellotti sur une Ferrari 121LM, est de 4′ 41″ à 191km/h de moyenne.

Le jour tant attendu du départ arrive enfin. Ce 11 juin 1955, les grilles s’ouvrent au public vers 9h30. 6000 membres de l’ACO sont là pour accueillir 300 000 spectateurs et leurs 30 000 voitures à ranger sur le parking. Les britanniques sont venus en nombre. La couverture télévisuelle n’a jamais été aussi importante : les spectateurs présents aux 24 heures du Mans et les téléspectateurs pourront assister à la course sur la totalité de son parcours, grâce à un écran géant, aux 10 caméras et 3 camions récepteur-émetteur présents à cet effet. En 1955, le placement du public est relativement libre. Grâce à un nouveau tunnel passant sous la piste, chaque zone bordant le circuit est envahie de gens équipés de tables de camping, sièges pliants, escabeaux… Chacun cherche à être au plus près de l’action. L’un des emplacements le plus prisé est ce que l’on appelle l’enceinte des Populaires, situé juste en face des stands. De cet endroit séparé de la route par une simple clôture en bois, les gens sont témoins des moments-clés de la course : les préparatifs, le départ type Le Mans et l’effervescence des ravitaillements. Devant eux, les mécaniciens s’affairent à préparer les bolides pour le départ donné à 16h.

Mercedes 300 SLR

Chez Mercedes, on soigne les trois W196S (ou 300SLR, version carénée de la W196 de Grand Prix) dont la réputation de fiabilité n’est pas usurpée à la vue des résultats obtenus cette année. La W196 permettra à Mercedes de décrocher le titre tant convoité de Champion du Monde des constructeurs 1955. Le moteur 3,0L à 8 cylindres de la 300SLR développe 310ch. La voiture, dessinée par l’ingénieur Rudolph Uhlenhaut aidé d’une armée d’ingénieur, est carrossée en un alliage de magnésium sur un châssis en aluminium et ne pèse que 880kg.

Mercedes 300SLR de Fangio-Moss Source : Le Mirroir des Sports
Mercedes 300SLR de Fangio-Moss
Mercedes n°20 de Pierre Levegh
Mercedes n°20 de Pierre Levegh

Le félin de Coventry

Face à la solide équipe de Stuttgart, la petite équipe de Coventry engage son nouveau bolide : la type D Long Nose, œuvre du designer Malcolm Sayer. C’est probablement la seule équipe capable de rivaliser avec Mercedes. Le moteur XK de 3,8L répartis sur 6 cylindres offrait 241ch. Moins puissante que la 300SLR, la Jaguar est plus légère et possède un grand avantage pour l’époque : les freins à disque, innovation utilisée par Jaguar depuis un an et à laquelle Mercedes avait répliqué en installant un aérofrein inspiré de l’aéronautique baptisé Intrados. Vainqueur en 1951 et 1953, Jaguar a dominé les 24heures du Mans au début de la décennie et compte bien continuer.

Mercedes n°20 de Pierre Levegh
Mercedes n°20 de Pierre Levegh
Mercedes avec l'aérofrein Intrados déployé Source : Le Mirroir des Sports
Mercedes avec l’aérofrein Intrados déployé
 Jaguar type D Long Nose n°6 de Hawthorn-Bueb Source : diamondcar.de
Jaguar type D Long Nose n°6 de Hawthorn-Bueb

Ferrari joue les outsiders

Bien qu’outsider de l’épreuve, la toute jeune marque italienne Ferrari a su tirer son épingle du jeu lors de l’édition de 1954. Mais les 121LM et leur moteur de 4,4L, 6 cylindres de 330ch sont fragiles.

Ferrari 121LM identique à celle de Castellotti en 1955 Source : forza-rossa.over-blog.com
Ferrari 121LM identique à celle de Castellotti en 1955

Moteur, Action !

Les préparatifs touchent à leur fin et l’heure du départ approche. A 14h30, les réservoirs des autos sont pleins. Le règlement stipule qu’aucun ravitaillement ne doit avoir lieu avant le 32ème tour, soit théoriquement, environ 2h30 après le départ. Les voitures embarquent entre 150 et 200 litres de carburant.

A 15h20, les bolides sont rangés en épi devant les stands. Le départ type Le Mans consiste pour les pilotes à courir vers leur voiture, sauter à bord, démarrer et partir. Certains pilotes sont très forts à cet exercice.

A 15h40, les autos sont toutes en place, les mécanos font chauffer les moteurs.

A 15h50, les machines sont stoppées, les pilotes prennent place en ligne de l’autre côté de la piste, face à leur voiture, sur un rond peint à même la chaussée. Certains attendent le départ, impassibles, d’autres, en prévision du sprint, font quelques étirements.

A 16h00, le drapeau tricolore s’abaisse, le départ est donné.

Source : sharonov.tumblr.com
Le départ est donné…
Les pilotes s'élancent Source : Le Miroir des Sports
…Les pilotes s’élancent !

Chaque pilote s’élance vers son bolide. C’est à ce moment que se produit un événement qui restera dans les mémoires chez Mercedes. Fangio qui est le premier à prendre le volant de la 300SLR n°19 coince le levier de vitesse dans la jambe de sa combinaison. Le temps de se dépêtrer de cette situation quelque peu cocasse, la moitié des autres concurrents est déjà partie et lorsque « El Maestro » rejoint le peloton des coureurs, il n’est qu’en 14ème position. La Ferrari d’Eugenio Castellotti prend la tête et bat rapidement le record du tour, suivie de près par la Jaguar n°6 de Mike Hawthorn. Il faut environ 1h à Juan Manuel Fangio pour remonter tout le groupe et les rejoindre, ce qui représente en soi une belle performance de la part de l’argentin rompu aux courses de Grand Prix.

Castellotti en tête suivi de près par Hawthorn et Fangio Source : Le Miroir des Sports
Castellotti en tête suivi de près par Hawthorn et Fangio

Dès lors, le trio de tête se livre une bataille sans merci plutôt inhabituelle pour une épreuve d’endurance. Rapidement, l’italien à bord de sa Ferrari 121LM se fait distancer, ne pouvant suivre le rythme effréné qu’imposent ses deux concurrents. A 17h, Fangio est en tête, Hawthorn second. La cadence ne cesse de s’accélérer, les deux pilotes battant successivement des records du tour, à 9 reprises.

Pierre Levegh sur la Mercedes n°20 Source : Archives Daimler
Pierre Levegh sur la Mercedes n°20

A 17h30, Pierre Levegh, sur la Mercedes n°20, a un ½ tour de retard. Hawthorn a pris la tête, suivi de près par Fangio.

Je ne pouvais pas aller plus vite, j’étais au maximum…

Juan Manuel Fangio, à propos du début de course

On a pris des risques insensés…

Mike Hawthorn

La stratégie de Jaguar en ce début de course est simple : pousser la Mercedes à la casse moteur (une idée qui avait fort bien réussie à Bentley lors des 24 Heures du Mans 1930). En effet, si Hawthorn peut rivaliser avec Fangio, Ivor Bueb – le pilote qui prendra le relais à bord de la Type D n°6 – n’a pas le niveau de Stirling Moss, ce qui compliquera la capacité de la firme de Coventry a conserver sa première place. Le duel entre les deux hommes est incroyable, pour le plus grand plaisir des spectateurs. Les équipes techniques se rendent compte qu’à ce rythme, les ravitaillements vont devoir être avancés. Ce qui bouleverse quelque peu le programme.

Hawthorn en tête devant Fangio Source : Le Miroir des Sports
Hawthorn en tête devant Fangio

Vers 18h, Fangio reprend la tête. Le 28ème tour est un nouveau record pour Hawthorn en 4′ 6″ effectué à la vitesse moyenne de 195km/h. Les 2 pilotes sont dans un mouchoir de poche. Les mécaniciens de Jaguar lui indiquent qu’il va devoir s’arrêter pour refaire le plein et passer le volant mais il est inconcevable pour le pilote britannique de laisser une voiture allemande être en pole position sur ce premier relais. Il en fait une question d’honneur et ignore le signal, trois fois de suite.

A 18h20, Castellotti est le premier à s’arrêter pour ravitailler et passer le relais. La foule se masse devant les stands dans l’enceinte des Populaires. Chacun veut être au plus près de ces instants clés de la course. On y voit les routines bien rodées des mécaniciens lors des ravitaillements. Ce sont des instants d’une importance capitale pour une épreuve d’endurance dont on dit qu’elle se gagne autant sur la piste que dans les stands. On a vu des écuries perdre à cause d’un manque d’entraînement des mécaniciens (comme Sunbeam aux 12 heures de Sebring 1960).

Les deux pilotes en duel
Les deux pilotes en duel

La Mercedes n°19 et la Jaguar n°6, toujours au coude à coude, déboulent dans le virage de Maison Blanche. A ce moment de la course, elles s’apprêtent à prendre un tour aux Mercedes de Kling d’abord puis de Levegh. Ce dernier est lui-même sur le point de doubler la petite Austin-Healey 100S de Lance Macklin. Ça fait beaucoup de monde à l’approche de la ligne droite des stands. C’est ici et maintenant que va se jouer le drame.

Autopsie d’une tragédie

Tout de suite après le virage de Maison Blanche, Hawthorn double Kling puis Levegh, avec Fangio toujours à ses trousses. Ce dernier dépasse Kling à son tour, se retrouvant derrière Levegh qui lui adresse un signe de la main afin de lui faire comprendre qu’il est préférable d’attendre que la situation se clarifie avant de passer (Fangio dira plus tard que ce geste lui a sauvé la vie). Conscient qu’il doit absolument s’arrêter pour faire le plein, Hawthorn dépasse Macklin, plus lent, puis se rabat devant lui pour rejoindre la piste des stands mais il est un peu tard et il doit freiner fort de ses quatre freins à disque. Macklin, dont la petite Austin-Healey n’est équipée que de freins à tambour classiques, est surpris par la manœuvre de la Jaguar n°6 et il écrase sa pédale de frein mais ce n’est pas suffisant. Il est contraint de donner un coup de volant. Perdant un court instant le contrôle de sa voiture, il se retrouve au milieu de la chaussée sur la trajectoire de Pierre Levegh qui roule bien plus vite que lui. Le français, à bord de la Mercedes n°20, n’a pas le temps de réagir et il vient heurter l’arrière gauche de l’Austin-Healey dont la courbure de l’aile jouera le rôle de tremplin.

Image 1 : Hawthorn (voiture verte n°6) se rabat devant Macklin (voiture bleue n°26) Image 2 : Surpris par cette manœuvre, Macklin se déporte sur la droite, bloquant la trajectoire de Levegh (voiture grise n°20) Image 3 : Levegh percute Macklin et décolle Image 4 : La Mercedes de Levegh retombe devant l'enceinte des Populaires et explose, l'Austin-Healey de Macklin rebondit et finit sa course devant les tribunes. Fangio (voiture grise n°19) passe miraculeusement au travers. Source – wikipedia)

(Notez qu’une erreur s’est glissé dans l’image ci-dessus, tirée du site Wikipédia : les voitures n°19 et 20 sont inversées. C’est bien la n°19 de Fangio qui parvient à se faufiler et la n°20 du malheureux Pierre Levegh qui percute l’Austin-Healey n°26).

Image 1 : Hawthorn (voiture verte n°6) se rabat devant Macklin (voiture bleue n°26)
Image 2 : Surpris par cette manœuvre, Macklin se déporte sur la droite, bloquant la trajectoire de Levegh (voiture grise n°20)
Image 3 : Levegh percute Macklin et décolle
Image 4 : La Mercedes de Levegh retombe devant l’enceinte des Populaires et explose, l’Austin-Healey de Macklin rebondit et finit sa course devant les tribunes. Fangio (voiture grise n°19) passe miraculeusement au travers.
La 300SLR dont la vitesse avoisine les 240 km/h décolle pour retomber sur le talus bordant l’enceinte des Populaires. Le choc est terrible, la voiture se désintègre en une gigantesque explosion.

Cliché pris à l'instant où la Mercedes de Pierre Levegh décolle au contact de l'aile de l'Austin-Healey de Lance Macklin Source : Dailymail
Cliché pris à l’instant où la Mercedes de Pierre Levegh décolle au contact de l’aile de l’Austin-Healey de Lance Macklin.
Le chaos dans les tribunes
Le chaos dans les tribunes.
Source : AFP
Source : Tom Lynch
Source : Action Auto Moto
Source: Le Miroir des Sports





Le capot, le train avant et le moteur de la Mercedes parcourent plus de 50m dans le public, fauchant au passage un grand nombre de spectateurs.

Le train avant de la Mercedes tel qu'il sera retrouvé dans le public Source : Le Miroir des Sports
Le train avant de la Mercedes tel qu’il sera retrouvé dans le public.

La voiture de Macklin, incontrôlable, vient percuter une structure bétonnée des stands puis rebondit pour finalement s’immobiliser devant la tribune de l’autre côté de la chaussée, fauchant un gendarme, un reporter et un commissaire de course au passage. Macklin bondit hors de sa voiture, indemne. Au milieu de ce chaos, Fangio parvient à se glisser au travers des pièces de la Mercedes n°20 propulsées dans toutes les directions par la force de l’explosion. Surpris par ce qui vient de se produire, Hawthorn immobilise sa Jaguar, comme il l’avait prévu, devant les stands pour ravitailler. Il commence à prendre conscience de ce qu’il vient d’engendrer. Il s’apprête à en descendre, choqué. Mais il s’est arrêté légèrement trop loin et le règlement de course est formel : il est interdit de faire marche arrière devant les stands; il doit donc repartir pour un tour complet. Effondré et incapable de reprendre le volant de la Jaguar, il se voit intimer l’ordre par Lofty England, le directeur de course, de repartir. Il n’a pas d’autre possibilité que d’obéir et il redémarre.

La carrosserie en magnesium de la Mercedes n°20 brûle très vite, malgré l’eau déversée par les pompiers. Soudain, une autre déflagration termine de pulvériser la voiture. La chaleur intense de l’onde de choc souffle les spectateurs qui avaient eu la chance d’être épargnés par la première explosion. Les témoins parleront d’un « jeu de dominos », tant les gens sont renversés et propulsés plusieurs mètres en arrière. Tout le monde, dans un rayon d’une cinquantaine de mètres, est à terre.

L'enceinte des Populaires sous le choc Source : AFP
L’enceinte des Populaires sous le choc.
L'Austin-Healey 100S de Lance Macklin suite au choc
L’Austin-Healey 100S de Lance Macklin suite au choc.

Des commissaires de course et des gendarmes poussent l’Austin-Healey de Macklin vers les stands. Des sauveteurs et des médecins se précipitent vers le lieu de l’accident. Le corps de Pierre Levegh est sorti des décombres, couvert et mis à l’écart. Le règlement des 24 Heures du Mans stipulant que : « On n’arrête pas la course tant que la piste est libre », l’épreuve continue. En effet, la Mercedes qui se consume est en dehors de la route et la voiture de Macklin est dans les stands. Les commissaires agitent les drapeaux jaunes et jaunes rayés de rouge, signifiant respectivement: « ralentir » et « changement d’adhérence » (plus généralement : présence d’huile sur la piste) mais les concurrents ne ralentissent pas vraiment. Les témoins diront que la course est devenue folle, chaotique. Au même moment, la MG EX182 n°39, prototype en aluminium de ce qui deviendra en 1957 la MGA, est en feu du côté du Tertre Rouge. Les secouristes ne savent plus où donner de la tête. Les 23 médecins au sein de l’organisation sont débordés. Le nombre de victimes ne cesse de croître et le chiffre total ne sera jamais bien défini. On estime entre 77 et 84 décès dûs aux projectiles lors des explosions successives et plus de 100 blessés, principalement brûlés par le souffle des déflagrations.

Les gendarmes et les secouristes dégageant les corps et les victimes Source : stevemckelvie.com
Les gendarmes et les secouristes dégageant les corps et les victimes.
Source : AFP

La Jaguar n°6 revient au stand et Ivor Bueb, lui même choqué par ce qu’il a vu, est peu enclin à conduire. Il prend malgré tout le relais de Mike Hawthorn. En pleine crise de nerfs, Hawthorn rejoint Lance Macklin dans son stand et lui demande pardon. Ce dernier, furieux, lui refuse.

Tu as failli nous tuer !!!

Lance Macklin à Mike Hawthorn

Hugo Muller, le mécanicien de la Mercedes n°20, récupère le casque de Levegh. Il est en bouillie. A la vue de ce témoin silencieux du drame, il comprend que le pilote français est mort. Alfred Neubauer, John Fitch et Madame Levegh qui attendaient dans les stands le comprennent également mais l’ensemble des équipes et des spectateurs ne prend pas conscience immédiatement de l’ampleur du drame. La fête se poursuit autour du site. Les haut-parleurs d’ambiance ne cessent de diffuser des airs d’accordéon. Le vénérable Charles Faroux, qui a fondé l’épreuve Mancelle en 1923 et qui la dirigera jusqu’en 1957, prend la décision controversée de ne pas arrêter la course. Il préfère éviter l’engorgement des accès au circuit qui empêcherait la circulation des équipes de secours vers les hôpitaux de la ville. Ce n’est que vers 19h15 que Radio Luxembourg parle enfin de l’accident. Rien sur les ondes françaises avant 19h30 et l’annonce sur Europe 1. A 20h, la télévision allemande pose la question du retrait des Mercedes en hommage aux victimes de la tragédie. Mais les deux 300SLR restantes tournent toujours, largement en tête de la course.

La Mercedes n°19 de JM Fangio et Stirling Moss qui porte les stigmates de la catastrophes au dessus de la calandre et sur le phare gauche, mènera jusqu'au retrait de l'écurie dans la nuit Source : Editions Altaya
La Mercedes n°19 de JM Fangio et Stirling Moss qui porte les stigmates de la catastrophes au dessus de la calandre et sur le phare gauche, mènera jusqu’au retrait de l’écurie dans la nuit.

En France, au même instant, Alfred Neubauer se pose aussi la question du retrait de son équipe. Il s’adresse à Lofty England, son homologue de l’équipe Jaguar, et lui propose un abandon des deux équipes mais le britannique refuse. Alfred Neubauer cherche alors à prendre contact avec les dirigeants de Daimler AG à Stuttgart mais toutes les lignes téléphoniques sont saturées. Ce n’est que vers 22h45 qu’il arrive à joindre les responsables de la marque allemande qui réunissent le conseil d’administration. La question du malaise évident que provoquerait une victoire de Mercedes se pose alors et à 1h45, dans la nuit du dimanche, les pontes de Mercedes décident de retirer les 2 dernières voitures encore en piste, estimant que la preuve de la supériorité de la marque allemande était prouvée. En un temps record, les voitures sont chargées sur les camions et l’écurie au complet prend la direction de la frontière allemande qu’elle franchira au petit matin.

Les Mercedes 300SLR sont chargées et le convoi prend la route vers l'Allemagne Source : mini.43.free.fr
Les Mercedes 300SLR sont chargées et le convoi prend la route vers l’Allemagne.

Le goût amer de la victoire

La pluie s’abat sur le circuit, le dimanche, au lever du jour. L’aumônier célèbre une messe en mémoire des victimes. Sur la piste, la course se termine sans grand enthousiasme. Mike Hawthorn reprend le volant pour les derniers tours. Les Mercedes parties, les Ferrari ayant abandonné sur panne, c’est sans grande surprise et sans réelle concurrence que Jaguar remporte cette édition 1955 des 24 heures du Mans. Sur les vidéos d’époque, on voit que la victoire a un goût amer. Mike Hawthorn, à son habitude, tente de faire des pitreries avec le Champagne, mais ce simulacre provoquera l’écoeurement de beaucoup, notamment de la presse française qui sera très critique à l’égard du pilote britannique.

Hawthorn prend le volant pour les derniers tours
Hawthorn prend le volant pour les derniers tours.
Hawthorn sous le drapeau à damier Source : Le Miroir des Sports
Hawthorn sous le drapeau à damier.
Hawthorn et Bueb, vainqueurs Source : Le Miroir des Sports
Hawthorn et Bueb, vainqueurs.
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Hawthorn tentant de faire ''bonne figure'' Source : stevemckelvie.com
Hawthorn tentant de faire « bonne figure ».
Source : The Wall Streete Journal

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XKD505, lors du Mans Classic 2018. Les noms des pilotes, sur la portière, commémorent la victoire de 1955.
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Très vite, deux courants de pensée vont surgir. D’une part, ceux qui soutiennent l’écurie britannique, de l’autre, les partisans de Mercedes. Les premiers vont parfois accabler Pierre Levegh,  les absents ont toujours tort, décrétant que le pilote amateur français de 50 ans était trop vieux et pas assez expérimenté pour courir ce genre d’épreuve sur un tel bolide. Ils se basent notamment sur les craintes de Levegh avant le départ et sur ses dires: « Les voitures sont trop rapides pour ce circuit » ainsi que sur le témoignage de Paul Frère, témoin direct de l’accident, puisqu’il attendait de prendre le relais de l’Aston Martin n°23. Le journaliste Olivier Merlin, dans un article pour Paris Match, adopte cette hypothèse. Une rumeur commence à courir quant à l’utilisation d’additif dans les carburants des 300SLR, notamment du Trinitrate de Méthyl, qui aurait joué le rôle d’activateur de combustion et provoqué des explosions si fortes. Ce serait aussi la raison de la « fuite » de l’écurie Mercedes au milieu de la nuit. Des résidus de cette substance auraient été découverts, lors de l’enquête, dans les collecteurs d’échappement de l’épave de la voiture calcinée; mais il ne demeure aucune trace de ce rapport.

Du côté des défenseurs de Mercedes, on rapporte le comportement et les propos de Mike Hawthorn, juste après l’accident. Rongé par la culpabilité, il avait déclaré à plusieurs personnes, dont Fitch et Macklin, être responsable du drame et que sa carrière de pilote s’arrêterait là. Rassuré par des amis arguant que les accidents font partie du jeu, il aurait plus ou moins changé de discours et « fêté » sa victoire le lendemain devant les caméras.

Durant 50 ans, le mystère restera entier, jusqu’à la découverte, par le journaliste et expert britannique Paul Skilleter, d’une série de 58 photos prises par un spectateur anglais, juste avant d’être blessé par la Mercedes, placé dans l’enceinte des Populaires. Ces photos avaient été rachetées par Jaguar et mises à l’abri pendant toutes ces années. Une fois les photos mises bout à bout dans leur ordre séquentiel pour former un film, on comprend toute la chronologie du drame. Hawthorn s’est bel et bien rabattu devant Macklin qui, en freinant de toutes ses forces a perdu le contrôle de sa voiture, venant couper la trajectoire de Levegh qui n’eut guère le temps de réagir, tel que je le décris dans ces lignes.

Une enquête est diligentée, suite à la plainte déposée contre X par l’ACO. Le procureur du Mans, Zadoc-Khan, entendra tous les témoins de ce drame dont les pilotes impliqués mais, à cause du retrait de l’équipe germanique, les principaux éléments du dossier seront absents hormis les restes calcinés de la Mercedes n°20. La procédure mènera à un non-lieu général le 10 novembre 1956.

La Mercedes après l'extinction de l'incendie Source : AFP
La Mercedes après l’extinction de l’incendie.

Suite à cette édition tragique des 24 Heures, une messe sera donnée le 13 juin, dans la Cathédrale Saint Julien du Mans. Une minute de silence sera respectée au parlement allemand. Le circuit sera modifié petit à petit, afin d’éviter un nouveau drame. John Fitch consacrera une partie de sa vie à améliorer les conditions de sécurité des pilotes. La Suisse interdira tout événement sportif automobile sur son territoire. Fort de ses victoires en 1955 et avec un titre de Champion du Monde des constructeurs, Mercedes se retirera de la compétition, afin de se concentrer sur la production des véhicules de série. La firme allemande ne reviendra en compétition que 31 ans plus tard. En 1956, Mike Hawthorn courra à nouveau au Mans avec l’écurie Jaguar. En 1957, il deviendra Champion du Monde des pilotes. En 1959, ironie de l’Histoire, il trouvera la mort au volant d’une Jaguar, lors d’une course improvisée contre une Mercedes 300SL dans la banlieue de Guilford.

Pierre Levegh Source : racingmania.org
Pierre Levegh.

Retrouvez tous les épisodes de la saga des Mercedes 300SLR :

Mille Miglia 1955 : retour sur un record

RAC Tourist Trophy 1955

Targa Florio 1955 : le Sacre de Mercedes

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