De 1927 à 1957, la course italienne des 1000 Miglia a compté parmi les évènements automobiles les plus célèbres du monde. Au cours des 27 éditions, on a pu voir les meilleurs pilotes s’affronter sur un parcours Brescia – Rome – Brescia sans étape, soit environ 1000 miles (1600 km).
Cette épopée sportive et humaine avait pour particularité de faire courir tout type de voiture, de la berline familiale à la monoplace de Grand Prix, sur route fermée. Le règlement très tolérant autorisait l’emport d’un passager ainsi qu’une assistance/ravitaillement tout au long de la course.
En 1955, un équipage britannique à bord d’une voiture allemande écrivit un nouveau chapitre de l’Histoire du sport automobile. Stirling Moss (pilote) et Denis Jenkinson (copilote) dans une Mercedes 300SLR parcoururent les 1618 kms en 10 heures 7 minutes et 48 secondes à la vitesse moyenne de 160 km/h. Ce chrono restera inégalé jusqu’à la fin de l’existence des 1000 Miglia en 1957.
Ce record, dont nous fêtons les 60 ans cette année, ne fut pas un coup de chance mais le résultat de plusieurs mois de préparation. Ce fut aussi l’occasion pour l’équipage de la Mercedes de travailler en équipe, une première à l’époque. Les passagers qui prenaient place à bord d’une voiture lors des éditions précédentes des 1000 Miglia n’avaient pas de réelle utilité. Moss et Jenkinson avaient une nouvelle idée : utiliser le passager comme un deuxième cerveau, en charge de la navigation, afin de laisser le pilote se concentrer uniquement sur la conduite. Les 1000 Miglia se couraient sur des routes italiennes ordinaires, non préparées. Les seules concessions à la course se résumaient à la suppression du trafic et à l’installation de quelques ballots de paille dans les villes traversées. Il est impossible pour un seul homme de mémoriser chaque virage, chaque dénivelé, chaque passage à niveau… Même les meilleurs pilotes italiens de l’époque tels que Taruffi, Maglioli ou Castellotti, bien que chez eux, ne pouvaient connaitre parfaitement que quelques portions du parcours.
L’histoire commence fin 1954 peu avant Noël. Stirling Moss est alors un jeune pilote déjà fortement titré dont le palmarès comporte une victoire au prestigieux Tourist Trophy de 1950 à bord d’une Jaguar XK120, puis 3 Coupes des Alpes consécutives (faisant de lui l’un des 3 pilotes à avoir obtenu une Coupe d’Or), sur Sunbeam en 1952, 1953 et 1954. Il fait appel à Denis Jenkinson, un journaliste de la revue MotorSport avec lequel il avait sympathisé à l’occasion d’un article paru en 1954, pour être son passager lors de l’édition 1955 des Mille Miglia. Les deux hommes se rendent alors compte qu’ils ont la même idée bien précise de la manière avec laquelle ils vont tirer parti de leur collaboration. Moss avait déjà participé 3 fois aux Mille Miglia, en 1951 (sur Jaguar XK120), 1952 et 1953 (sur Jaguar Type C), sans réussir à terminer la course. Jenkinson avait quant à lui été passager avec Georges Abecassis, dans une HWM en 1954, et n’avait pas non plus été jusqu’au bout. Mais à eux deux, ils avaient accumulé dans leur mémoire pas mal de renseignements sur des passages à niveaux chaotiques, des pentes aveugles et autres virages dangereux ainsi que des notes couvrant près de 25% du parcours. Il restait à répertorier les 75% restants.
En février 1955, le prototype de la 300SLR est amené en Italie pour les premiers essais sur route. Mercedes vient de créer une version carénée de leur monoplace de Grand Prix (type W196) destinée aux courses d’endurance de l’année 1955. Cette Flèche d’Argent, œuvre du designer Rudolf Uhlenhaut, est carrossée d’un alliage à base de magnésium assurant un poids plume de 880kg. Elle abrite sous son capot un 8 cylindres en ligne de 3 litres à injection directe, délivrant une puissance maximale de 310 ch à 7500 tr/min. Ce moteur supportait ce haut régime sur de longues périodes grâce à une commande de soupapes desmodromique. Le bruit dans l’habitacle étant assourdissant, ils vont devoir mettre en place une communication gestuelle.
- Les bornes kilométriques le long des routes italiennes, très visibles avec le kilomètre peint en gros caractères noirs
Le prototype s’apprête à faire ses premiers tours de roue en condition réelle sur les routes d’Italie. C’est l’occasion pour Moss et Jenkinson de compléter leur travail de repérage. Les 2 compères se concentrent sur les passages où ils risqueraient de casser la voiture : les passages à niveaux, les creux et les bosses, les mauvais revêtements, les surfaces glissantes… Chacun de ces évènements est trié en fonction de sa difficulté et chaque difficulté se voit assigner un geste de la main. Au fur et à mesure du chemin, Moss désigne les zones sensibles et Jenkinson les numérote en prenant pour référence les bornes kilométriques disséminées le long des routes. Elles ont l’avantage d’être très visibles avec le kilomètre peint en gros caractère noir . Il prend bien soin de référencer les longues lignes droites où la voiture pourra être poussée à sa vitesse maximale, même si la visibilité est réduite.

Quelques semaines plus tard, ils sont de retour en Italie pour une deuxième session de repérage, tantôt dans une placide Mercedes Benz 220A (la berline personnelle de Moss) afin de peaufiner certains détails, tantôt dans un rapide coupé 300SL afin de requalifier la difficulté de certains virages. Cette session se termine d’ailleurs par un accident léger impliquant la 300SL et un camion de l’armée italienne à une intersection.
De retour en Grande-Bretagne, Moss et Jenkinson passent en revue tous les détails : la voiture, la route, le code gestuel de communication, les urgences éventuelles qui pourraient survenir, les portions de parcours où ils pourront gagner des secondes, le confort… Chez Mercedes, le directeur de course Alfred Neubauer s’occupe de l’organisation tandis que les motoristes Uhlenhaut, Kosteletzky et Werner s’affairent à préparer la voiture.

Après Pâques 1955, Moss et Jenkinson sont de retour en Italie pour la troisième et dernière session d’entrainement, accompagnés par Juan Manuel Fangio, Karl Kling et Hans Hermann, les autres pilotes de l’équipe Mercedes qui prendront le départ à bord d’une 300SLR. Désormais, leur chronologie détaillée de la course est établie et Jenkinson entreprend de retranscrire ses notes sous la forme d’une liste, les unes après les autres, sur un long ruban de papier de plus de 5m de longueur. Moss fait fabriquer un boîtier en aluminium équipé de deux rouleaux et d’une vitre en plexiglas. Le système s’utilisera en déroulant la feuille de bas en haut.
Leur système est ensuite éprouvé lors d’une reconnaissance du parcours à bord d’un coupé 300SL. C’est aussi l’occasion de tester leur communication gestuelle : 15 signes de la main pour couvrir tous les cas de figure. Durant cet ultime tour de reconnaissance, ils ont pu voir l’enthousiasme grandissant du public alors que la date fatidique du départ approche. La population italienne regarde avec plaisir Moss et la 300SL passer en glisse dans les virages et ne manque pas de saluer leur passage avec de grands cris « Mille Miglia – via ! ». Du vagabond au directeur de banque, les gens se retournent spontanément, agitant les bras et courant de l’autre côté de la chaussée afin d’apercevoir un peu plus longtemps la voiture en pleine accélération. D’autres pilotes s’entrainent aussi alors que la police commence à balayer les rues et à détourner le trafic.
Une semaine avant le départ, Moss et Jenkinson se rendent à Stuttgart. Sur le prototype de la 300SLR, ils s’exercent au changement de roue, au remplacement des bougies ainsi qu’à la mise en place du pare-brise de secours. Ils étudient le circuit électrique, le circuit d’injection, les fermetures de capot… Ce minimum de connaissance leur permettra d’intervenir dans l’urgence, si besoin. Puis ils se rendent à Hockenheim pour essayer la voiture qui leur sera confiée pour la course. Plusieurs tours du circuit suffisent à les convaincre de l’efficacité de la 300SLR dont l’intérieur a été conçu sur mesure pour les deux hommes, comme un tailleur confectionnerait un costume. Tous les détails du cockpit sont disposés selon leurs souhaits, rien ne doit leur être refusé.
- Moss s’entrainant au changement de roue.
- Jenkinson et Moss durant les essais à Hockenheim.
Vers 17h, le mardi 26 avril 1955, ils quittent le département course de Mercedes, assuré que tout a été fait pour qu’ils puissent prendre le départ des 1000 Miglia avec toutes les chances de leur côté. Le lendemain, ils prennent l’avion pour Brescia. Dès leur arrivée, on leur confirme que leur SLR a bien été convoyée dans la nuit par camion.
- Ultime essai de la 300SLR en Italie, photo de la planche de bord.
Le vendredi 29 avril, avant-veille du départ, Moss et Jenkinson partent pour un dernier essai de leur 300SLR sur une autoroute proche afin de tester un dispositif de dernière minute censé empêcher de passer la 5ème vitesse à la place de la 3ème. Les boîtes 5 vitesses sont encore assez rares à l’époque. La grille de la 300SLR se présente ainsi : la 1ère en haut à gauche, la 2ème en bas au centre, la 3ème en haut au centre, la 4ème en bas à droite et la 5ème en haut à droite. Habitué aux boîtes 4 vitesses, il est arrivé que Moss passe de la 2ème au lieu de la 5ème lors des essais à Hockenheim. Ayant fait part de ce problème le mardi 26 dans l’après-midi, le département course a installé un linguet qui se place sur le dessus de la grille. Le vendredi suivant, le problème est réglé, le dispositif validé par le pilote.
Les calculs des deux compères leur permettent d’espérer une vitesse moyenne de 145 km/h avec une route sèche, soit 3 km/h de plus que le précédent record établi par Giannino Marzotto en 1953. A Ravenna, Pescara, Rome, Florence et Bologne, il y aura des stands Mercedes avec des pièces détachées, des pneus pluie, de la nourriture et de l’assistance de toute sorte. Cette course autorise à peu près tout en terme de modifications et d’assistance en course.
Dès 21h, le samedi 30 avril, les concurrents commencent à prendre le départ alors que Moss et Jenkinson dorment encore. C’est vers 6h55, le dimanche matin, que les premières voitures de plus de 2000cc commenceront à partir. C’est ce groupe qui attire toute l’attention car le vainqueur se trouve vraisemblablement parmi ces 34 véhicules inscrits, même si beaucoup de véhicules de 2 litres telles que les Maserati, les Porsche et les Osca peuvent aussi tirer leur épingle du jeu. Le départ de Moss et Jenkinson a été tiré au sort et se fera à 7h22. Par conséquent, leur numéro de course sera le 722. Leurs principaux concurrents sont :
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Fangio, n°658,
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Kling, n°701,
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Collins (Aston Martin), n°702,
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Hermann, n°704,
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Maglioli (Ferrari), n°705,
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Carini (Ferrari), n°714,
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Scottie (Ferrari), n°718,
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Pinzero, n°720.
Les plus inquiétants sont les véhicules qui partiront après la Mercedes 722 :
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Castellotti (Ferrari 4,4 litres), n°723,
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Sighinolfi (Ferrari 3,7 litres), n°724,
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Paulo Mariotto (Ferrari 3,7 litres), n°725,
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Bordoni (Gordini 3 litres), n°726,
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Perdisa (Maserati 3 litres), n°727…
… et le plus dangereux de tous, le maître tacticien, Taruffi (Ferrari 3,7 litres), n°728. En partant 1 minute seulement après Moss, l’italien Eugenio Castellotti pourrait très bien les rattraper et la bagarre promet d’être intéressante, voire dangereuse, dans les 200 premiers kilomètres.
Le dimanche 1er mai, au petit matin, Alfred Neubauer est présent sur la ligne de départ.
- Moss et Jenkinson recevant les dernières recommandations d’Alfred Neubauer.
Les mécaniciens font chauffer la Mercedes puis coupent le contact et la poussent sur la plateforme de départ afin d’économiser l’embrayage monodisque, point faible de la 300SLR. 30 secondes avant 7h22, Moss descend ses lunettes sur ses yeux et redémarre la Mercedes. Le tuyau d’échappement latéral propulse une bouffarde de fumée vers le Comte Maggi (l’organisateur) et ses commissaires de course.
- Les mécaniciens de l’équipe Mercedes poussant la 300SLR sur la plateforme de départ.
- Moss et Jenkinson, juste avant le départ.
A 7h22 précise, le drapeau tombe. La Mercedes quitte la plateforme de départ en trombe, saluée par une vaste foule alignée des deux côtés de la chaussée.
- La Mercedes 722, quelques secondes après le départ.
Humblement, Moss et Jenkinson ne pensent pas pouvoir décrocher la première place. Leur pronostic prédit Fangio vainqueur, Kling deuxième et ils se souhaitent une belle troisième place devant l’ensemble des Ferrari. Cependant, la voiture se comporte bien et dans les lignes droites vers Verone, Moss atteint les 7500 tr/min en 5ème, ce qui correspond à une vitesse de 275 km/h. Jenkinson se rend vite compte que leur système de communication gestuelle fonctionne très bien, permettant à Moss de foncer dans des virages dont on ne peut voir la sortie, tout en doublant des voitures plus lentes. A cette allure, entre Verone et Vicenza, ils doublent quelques Austin-Healey dont la vitesse maximale plafonne à 185 km/h. Sur la planche de bord en face du copilote, il y’a une commande qui actionne les phares et le klaxon simultanément. A l’approche d’une voiture plus lente, Jenkinson peut ainsi avertir son conducteur qu’il va être doublé. En passant, Moss ne manque jamais de lui adresser un signe de la main.
Arrivant vers Padova, Moss fait signe à son copilote de regarder derrière. Un seul coup d’oeil suffit à Jenkinson pour entrevoir une Ferrari approchant à vive allure. C’est Castellotti. La Mercedes donne tout ce qu’elle a, Moss conduit vite mais ne prend aucun risque, laissant la voiture glisser tranquillement dans les virages, mais sans plus.
En entrant dans la rue principale de Padova à 240 km/h, Moss freine trop tard à l’approche d’un virage à droite en bout de ligne droite. Dans son récit de la course pour le magazine Motor Sport, Jenkinson se souvient :
« Soudain, je vis Moss se battre furieusement avec le volant. Nous étions arrivés bien trop vite et il me semblait évident que nous pourrions pas freiner à temps. Je suis resté fasciné en regardant Moss s’évertuer à garder le contrôle. Admiratif, je suivis chacune de ses actions et observai chaque mouvement de cet instant ; j’en oubliai d’avoir peur. Avec les freins à la limite du blocage, il lutta jusqu’à la dernière seconde pour garder sa voiture droite sans tenter de tourner le volant, ce qui aurait provoqué un tête à queue. Juste au moment où il semblait inévitable que nous allions finir dans les ballots de paille, Moss réussit à freiner la voiture juste suffisamment pour relâcher doucement les freins afin de prendre le virage. Alors que l’avant de la voiture dérapait sur la route sèche, nous percutâmes la paille de l’avant gauche, ce qui nous fit rebondir vers le milieu de la chaussée. Maintenant que la voiture pointait dans la bonne direction, Moss enclencha la 1ère vitesse et accéléra de nouveau. »
Pendant tout ce temps, Castellotti, resté en embuscade derrière la Mercedes, profite de ce cafouillage pour doubler, ricanant par dessus son épaule. A travers Padova, Moss reste derrière la Ferrari qui est plus rapide en accélération. La conduite de Castellotti, glissant dans toutes les courbes, lui fait perdre un temps considérable. Dans les virages, sa Ferrari a les roues en butée de contre-braquage, la roue avant intérieure décollée du sol et les pneus arrières déposant une épaisse couche de gomme sur la route. Toujours à la poursuite de Castellotti, Moss et Jenkinson doublent Carini (714), puis aperçoivent Peter Collins (702) en panne sur le bas-côté. Castellotti conduit de manière excessive, toujours à la limite, dérapant sur les graviers et les bords irréguliers de la route. Il soulève un gros nuage de poussière forçant Moss à garder ses distances.
Le long du fleuve Pô, ils doublent Lance Macklin, le saluant chaleureusement. Sur la chaussée, on peut voir les stigmates de situations les plus étranges, traces de pneus surréalistes laissées par des roues aux freins bloqués. Sur les bas-côtés, des véhicules en panne ou accidentés.
A proximité de Ravenna, la route devient amusante et Moss pousse son moteur à 90% avec une grande régularité, connaissant les virages de mémoire et Jenkinson peut apprécier la manière dont il contrôle son véhicule en jouant des gaz et du volant, même bien après que les roues aient perdu toute adhérence.
Le premier point de contrôle est situé à Ravenna. Jenkinson sort la feuille de route de son étui et la montre à Moss pour lui signifier qu’il doit s’arrêter afin de la faire tamponner, ce qu’il fait sous la bannière « CONTROLO » tendue au dessus d’un damier peint sur la route. Tenant la feuille de route vers l’extérieur, ils reçoivent le tampon puis repartent sans avoir connu d’arrêt complet du véhicule. Juste avant le point de contrôle, ils aperçoivent Castellotti sur la ligne de stand en train de recevoir de nouveaux pneus, ce qui n’a rien de surprenant compte tenu du traitement qu’il leur a fait subir. La Mercedes repart en trombe dans les rues sinueuses vers la sortie de Ravenna en direction de Forli, puis de Rimini. A ce moment, Jenkinson ne peut plus encaisser le rythme imposé par Moss, combiné à la chaleur dégagée par la boîte, les odeurs de gaz d’échappement venant de la droite de la Mercedes et les effets de la force centrifuge engendrés à chaque virage. Son petit déjeuner accompagné de sa paire de lunette mal attachée finissent par dessus bord. Par chance, il avait une paire de rechange et son implication dans l’épopée lui fait rapidement oublier son malaise. Cependant, il n’avalera rien d’autre jusqu’à la fin de la course.
Désormais, la mer Adriatique, calme et bleue, apparaît sur leur gauche et ils roulent sur les longues routes droites de la côte. Ils commencent à dépasser régulièrement des voitures aux numéros inférieurs parmi lesquelles des Maserati 2 litres, différentes berlines, un duo de Triumph TR2… et beaucoup de victimes du rythme soutenu imposé par la course : une Giulietta cabossée, une Fiat 1100 dans le fossé, un coupé Ferrari presque méconnaissable, une Renault qui a fait des tonneaux.. Moss et Jenkinson dépassent la dernière des Austin-Healey (conduite par Abecassis) et toujours aucun signe de Ferrari de Castelloti dans le rétroviseur. Mais il reste encore du chemin avant le prochain point de contrôle de Pescara et le soleil haut dans le ciel en ce milieu de matinée rend le cockpit de la Mercedes excessivement chaud.
Sur une grande ligne droite bordée d’arbres, les voilà qui décollent en 5ème à 7500 tr/min sur une bosse qu’ils avaient sous estimée et annotée « à fond uniquement par temps sec ». Pendant un laps de temps non négligeable, les vibrations habituellement ressenties dans la 300SLR disparaissent jusqu’à leur atterrissage. Leur temps de vol n’ayant pas duré plus d’une seconde, ils ont malgré tout parcouru 60m dans les airs. La route est droite et la Mercedes fait un atterrissage sur ses 4 roues, parfait. Par chance, Stirling Moss n’a pas bougé le volant d’un degrés, ce qui aurait causé une perte de contrôle à la réception du saut. Cet épisode aérien leur remet les idées en place à l’approche de Pescara et du second point de contrôle.
Arrivés sous la banderole, Jenkinson, en plus de montrer la feuille de route à son pilote, lui indique d’un geste vers le bouchon du réservoir qu’il est temps de refaire le plein. Devant eux se tient l’ingénieur Werner agitant le drapeau bleu marqué de l’étoile de Stuttgart. Tout se passe en même temps. 86 litres d’essence sont déversés dans le réservoir, juste assez pour les emmener à Rome. Le pare brise reçoit un coup de chiffon, une main leur tend des quartiers d’orange et une banane pelée alors qu’une autre tend les chrono intermédiaires à Jenkinson : « Taruffi, Moss 15 secondes, Hermann, Kling, Fangio » et leur temps respectif. Quelqu’un s’occupe des pneus pendant que Moss garde le moteur en route. Cet arrêt leur semble interminable alors qu’il ne dure en fait que 28 secondes.
La Mercedes repart en trombe.
Dans le premier virage, ils aperçoivent au dernier moment une Gordini bleue et comprennent qu’ils arrivent trop vite. Les roues bloquées, ils dérapent en ligne droite et franchissent les ballots de paille. Par chance, ils débouchent sur une chaussée parallèle. Moss rétrograde rapidement et continue sa route sur cette voie jusqu’à ce qu’il puisse bondir de nouveau sur la bonne file, repassant alors devant la Gordini. Jenkinson jette un oeil sur la jauge de température d’eau car le choc pourrait avoir plié l’avant de la voiture voire endommager le radiateur ou obstruer la prise d’air avec de la paille. Tout semble bon, la température reste stable. Ils poursuivent leur route vers Popoli puis vers les hauts plateaux désertiques empruntant de petites routes sinueuses en direction de L’Aquila et du 3ème point de contrôle franchi sans un arrêt du véhicule. Ils filent à la vitesse de l’éclair et Moss pilote merveilleusement bien, toujours à la limite de l’adhérence voire même au-delà.
La route vers Rome se poursuit sans encombre. Ils se réjouissent en doublant Maglioli peu de temps après Rieti. En dévalant la montagne, ils ont aussi dépassé Musso dans sa Maserati 2 litres, les laissant penser qu’ils réalisent un très bon chrono.
Les six derniers kilomètres, en arrivant à Rome, sont un pur cauchemar. La foule des spectateurs est tellement dense qu’on ne voit plus la route et la chaussée étant bosselée, Moss n’ose guère dépasser les 210 km/h. Il y a à peine la place pour deux voitures côte à côte. C’est comme si toute la population romaine était dans la rue pour admirer le spectacle, inconsciente du danger. Pendant que Jenkinson actionne klaxon et phares, Moss conduit en zigzagant afin que la foule s’écarte.
Le point de contrôle de Rome est l’occasion de faire un arrêt au stand. Le moteur est coupé pour la première fois depuis le départ de Brescia, 3 heures et demie auparavant. Moss sort se dégourdir les jambes, les pneus sont de nouveau changés, le pare brise encore une fois nettoyé. Les deux compères sont totalement éreintés. On les informe des chrono intermédiaires : « Moss, Taruffi, Hermann, Kling, Fangio ». Ils ont alors presque 2 minutes d’avance. Le cric repose la voiture au sol et Moss bondit dans le poste de pilotage, enclenche la 1ère et redémarre en trombe.
A la sortie de Rome, dans un virage, gît la Mercedes n°701 sérieusement accidentée. C’est celle de Kling. Moss et Jenkinson s’échangent un regard grave : « Peut-être est-il blessé ? »
La portion suivante, difficile remontée vers le nord, traverse Monterosi en direction de Viterbo puis Acquapendente vers le col de Radicofani. La route sinueuse est l’occasion pour Moss de montrer tout son savoir-faire.
La voiture glisse et enroule les virages successifs. En haut du col, il dépasse une berline concurrente dans une courbe à droite. A ce moment, Moss montre du doigt l’avant du véhicule : un des tambours de frein montre des signes de fatigue. Soudain, sans prévenir, la voiture se dérobe de l’avant. Jenkinson a juste le temps de penser qu’ils se trouvent dans un endroit bien trop reculé pour espérer tout assistance avant que la Mercedes ne glisse gentiment dans le fossé. Stirling sélectionne la 1ère et, d’un grand coup de gaz, sort la Mercedes de sa mauvaise posture. Il leur faut 2 marches arrières et une marche avant pour remettre la voiture dans l’axe de la route avant de repartir de plus belle. Plus de peur que de mal.
Au point de contrôle de Sienne, les compères sont persuadés que Taruffi a dû tout tenter pour les rattraper. Dès lors, Moss donne le meilleur de lui-même, contrôlant les glissades avec délicatesse du bout du pied, parfois les provoquant avec toute la puissance de son moteur pour orienter selon ses souhaits sa superbe machine. Il n’hésite pas à monter dans les tours, 7500 tr/min, allant parfois jusqu’à 8200 tr/min.
Entre Sienne et Florence, la fatigue gagne Jenkinson. La chaleur, les fumées et le bruit deviennent presque insupportables. Moss, quant à lui, semble décontracté, conduisant comme s’il venait juste de quitter Brescia alors qu’il a plus de 700 kilomètres au compteur sous un soleil plombant. La Mercedes est sale, son moteur hurle comme lors d’un Grand Prix avec à son bord deux hommes en sueur et noirs de crasse. Vision terrifiante pour le commun des mortels que cette voiture entrant dans les virages en glissade des quatre roues. L’arrivée à Florence s’avère néfaste pour les vertèbres du duo à cause des routes dégradées et des rails de tramway. Plus tard, au sommet du col de Futa, la foule immense et amassée sur les bords de la route les salue. A plusieurs reprises, Moss manque de perdre complètement le contrôle de la voiture alors qu’il roule sur une route abimée par le temps, rendue grasse par les pertes d’huile et les traces de gomme laissées par d’autres véhicules devant eux. Durant près d’un kilomètre ils sont obligés de ralentir. Juste après le sommet du col, ils voient une autre Mercedes, sur le bas-côté, au milieu de la foule. C’est la 704 du jeune Hans Hermann qui semble intacte, mais en panne.
- La 300SLR de Hans Hermann.
Ils poursuivent en direction du col de Raticosa. En descendant la montagne, ils roulent sous la chaleur cuisante de l’après-midi et entrent finalement dans Bologne, empruntant une rue poussiéreuse striée de rails de tramway. Ici, la foule est organisée leur permettant de rouler sans soucis à 240 km/h jusqu’au point de contrôle. Une fois la feuille de route tamponnée, ils repartent de plus belle, tel un départ de Grand Prix, si rapidement qu’ils n’ont pas le temps de récupérer la feuille de chrono. D’après leurs calculs, ils ont traversé la montagne en 1 heure et 1 minute. Ils ont littéralement pulvérisé le record de Marzotto en 1954, ils n’arrivent pas à y croire. Ils comprennent qu’il leur est désormais possible de rallier Brescia en un temps total d’environ 10 heures, ce qui porte la moyenne à 160 km/h. Les longues lignes droites de Modène, Reggio Emilia et Parme ne devraient pas leur faire perdre une seconde, leur permettant de rouler à une vitesse régulière de 270 km/h, ne ralentissant que pour quelques bosses et virages serrés.
En quittant Piacenza vers Montova, ils doublent une Citroën 2cv qui a quitté Brescia la veille. Soudain, ils voient une Maserati 2 litres qu’ils pensent avoir doublée depuis longtemps. Il s’agit de la numéro 621, de Francesco Giardini. Moss la double en saluant son conducteur. A cette heure de la journée, le soleil est désormais derrière eux. Ils traversent ensuite Cremone pour se retrouver maintenant dans la dernière portion de la course. Dès lors, ils peuvent prétendre à la Coupe Nuvolari qui récompense la voiture la plus rapide entre Cremone et Brescia.
Montova est le dernier point de contrôle. Les derniers kilomètres avant Brescia sont du pur plaisir. Le moteur tourne rond à plein régime. Jenkinson donne sa dernière indication gestuelle et range son roadbook, pensant que, si la voiture se désintègre ici, ils pourront toujours la pousser jusqu’à la ligne d’arrivée ! Le dernier virage avant la ligne est avalé en une longue glissade, moteur hurlant et contre-braquage. Ils franchissent la ligne d’arrivée à plus de 160 km/h sans encore saisir qu’ils viennent de marquer l’Histoire de la course automobile mais heureux d’avoir fini et d’avoir tout donné. Une fois la ligne d’arrivée franchie, ils garent la voiture sur le parking officiel. C’est ici qu’on leur apprend que Taruffi a abandonné et que Fangio a été plus lent qu’eux. Ils sont donc vainqueurs ! Ils ont gagné la légende des 1000 Miglia ! Immédiatement, ils sont emportés par une foule composée de policiers et d’officiels. La bousculade subie leur semble plus douloureuse que les 1600 kilomètres de la course entière.
- Moss et Jenkinson recevant les félicitations de Rudolf Uhlenhaut.
- Le chef de course Alfred Neubauer félicite l’équipage de la Mercedes 722.
Leur chrono total est de 10h 7′ 48″ à la vitesse moyenne de 157 km/h. Entre Cremone et Brescia, leur moyenne a même atteint 200 km/h. Moss aura ses mots pour Jenkinson :
« Je suis si content que nous ayons pu prouver qu’un équipage britannique peut remporter les 1000 Miglia et que le dicton « Qui est en tête à Rome ne le sera jamais à Bescia » est faux ! ».
Il ajoutera par la suite :
« On a un peu faussé la donne avec ce record… C’est du vol ! Car il n’y aura probablement pas d’autres Mille Miglia sous un aussi beau soleil, avec des routes si sèches, ces vingt prochaines années ! ».
Retrouvez tous les épisodes de la saga des Mercedes 300SLR :
Excellent récit ! Merci
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Merci Cedric !
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