Il est temps pour l’équipe RETROMOTIV de clôturer sa rétrospective consacrée à la réussite des Mercedes 300SLR durant le Championnat du Monde des Voitures de Sport 1955. Bien que n’ayant participé qu’à 4 des 6 courses du Championnat, l’équipe Daimler AG réussit à marquer l’histoire du sport automobile cette année là. Ces victoires, Mercedes les doit avant tout à la fiabilité et à la qualité de construction de son modèle W196S, dit 300SLR, ainsi qu’à la perspicacité de son directeur de course, Alfred Neubauer, qui a su contacter les bons pilotes et les associer la plupart du temps avec succès. Afin de faire un bilan de cette saison pleine de passion, de drames et de rebondissements, il nous faut vous conter la dernière manche du Championnat, celle qui couronna définitivement l’équipe allemande : la 39ème édition de la Targa Florio.
(Crédit Photo : Bernard Cahier)
À l’aube de la 6ème et dernière épreuve du Championnat du Monde des Voitures de Sport 1955, rien n’est joué pour les 5 principaux constructeurs en lice. Au classement, Ferrari pointe toujours en tête avec 19 points. La seconde place (16 points) est disputée par Jaguar (grâce à ses résultats aux 12 heures de Sebring et aux 24 heures du Mans) et Mercedes, dont la remontée fulgurante au classement reste exceptionnelle (voir le récit du Tourist Trophy alors que l’équipe n’a été engagée que dans 3 courses sur les 5 déjà courues. Il lui faut remporter les 2 premières places pour assurer sa saison en évitant à Ferrari de marquer plus de 4 points. Derrière, avec 13 points, Maserati joue toujours les outsiders. Bien que n’ayant remporté aucune victoire cette saison, le fabricant italien espère toujours tirer son épingle du jeu en engageant un grand nombre de voitures, multipliant ainsi ses chances. Enfin, en dernière place du tableau d’honneur, Aston Martin joue les trouble-fêtes. Depuis son rachat par David Brown en 1947, la marque britannique effectue un retour en compétition et représente désormais un concurrent sérieux aux yeux des ténors de la discipline. Le matin du 16 octobre 1955, tous les constructeurs espèrent encore le titre et la tension est palpable.
Pour cette course, on prend les mêmes et on recommence. Seul Ferrari propose une version à l’empattement rallongé de sa 857 Monza, baptisée 860 Monza, motorisée par le 4 cylindres Lampredi en 3.4 litres. Cette voiture, arborant le n°116 et confiée aux mains expertes de son pilote star du moment, Eugenio Castellotti (en duo avec Roberto Manzon), court ici son galop d’essai avant d’être engagée durant la saison 1956 où elle contribuera à ramener le trophée à Modene. En plus de cette 860, Ferrari inscrit deux 750 Monza, toujours équipées du 4 cylindres Lampredi mais cette fois en 3 litres. Elles sont confiées à Caroll Shelby et Gino Munaron pour la première et à Umberto Maglioli et Sergio Sighinolfi pour la seconde.



L’écurie Mercedes, confiante, engage ses trois 300 SLR habituelles (8 cylindres en ligne à injection, 3,0 litres, environ 300ch). Les binômes de pilotes sont constitués ainsi : « El Maestro » Juan Manuel Fangio et Karl Kling sur la n°112, le jeune prodige Stirling Moss, dit The Boy, et son compatriote Peter Collins sur la n°104. L’américain John Fitch, associé au nord-irlandais Desmond Titterington qui avait brillé à bord de l’unique Jaguar engagée par l’usine lors du Tourist Trophy au côté de Mike Hawthorn, se voit confier la n°106.



En avril 1955, les dirigeants de Mercedes ont décidé de ne pas courir le Championnat 1956 de Formule 1, préférant consacrer leur budget à l’étude des modèles de série de la marque. Cependant, ils envisageaient encore d’engager les coupés 300SLR dessinés par Rudolph Uhlenhaut dans le Championnat d’Endurance. Mais ils ont changé d’avis quelques jours avant le début de cette Targa Florio. Cette décision de se retirer complètement de toute compétition ne sera annoncée qu’après la course. Un titre de champion du Monde 1955 serait donc bienvenu.

L’Officine Alfieri Maserati engage un grand nombre de voitures augmentant ainsi ses chances de marquer des points. La plus puissante est une 300S avec le n°118 aux mains des italiens Luigi Musso et Luigi Villoresi. Son 6 cylindres de 3.0 litres développant 245ch permet à la 300S de courir dans la catégorie reine des plus de 2 litres. Maserati engage aussi quatre A6GCS vieillissantes mais éprouvées (2.0 litres, 6 cylindres, 150ch) en catégorie 2 litres. Elles porteront les numéros 76, 78, 82 et 92. Elles seront confiées à des pilotes renommés comme Carlo Manzini, Giuseppe Musso (le frère de Luigi) ainsi qu’à la pilote Maria Teresa de Filippis.



Jaguar qui, depuis sa victoire aux 24 Heures du Mans, a en quelque sorte déjà atteint son objectif, n’engage pas de voiture officielle. Lors de la précédente épreuve, le Tourist Trophy de Dunrod, l’écurie britannique n’avait présenté qu’une seule type D qui avait dû abandonner à quelques centaines de mètres de l’arrivée. Pour cette Targa Florio, la seule représentante du fabricant de Coventry est une XK120 (6 cylindres en ligne de 3,4 litres pour 160ch d’origine) engagée par une écurie privée et pilotée par deux italiens, Alfonso Vella et Pietro Termini. Elle portera le n°24.


Aston Martin, n’ayant pas de gros moyens, n’a pu engager de voiture en Italie et aucune écurie privée ne s’inscrira avec une Aston.
On compte aussi un grand nombre de voitures de tourisme. Alfa Romeo, Lancia, Fiat … Et même une Renault 4cv et une Peugeot 403. Aucune Porsche, le jeune constructeur allemand ne fera son apparition sur cette course qui le rendra mythique qu’à partir de 1956. Le plateau est vaste, on compte 115 pilotes dont plus de 80% sont italiens.
La course se déroulera sur 13 tours (936 kilomètres en tout) le long des routes sinueuses du tracé des Madonies en Sicile, dans la région vallonnée de Palerme. Elle traverse les villages de Campofelice, Collesano, Caltavuturo et Cerda. Chaque tour fait environ 72 kilomètres.


Au kilomètre 29, les organisateurs ont prévu un point de ravitaillement supplémentaire et pour la première fois dans l’Histoire de la course automobile, l’équipe Mercedes y disposera un poste de radio-communication afin que le directeur de course puisse transmettre la position et les temps de chacune de ses voitures.
Le règlement de la course interdit aux pilotes de faire plus de cinq tours d’affilée. Alfred Neubauer a pris cet élément en compte et s’organise pour échelonner les relais. Durant la semaine qui précède le départ, les équipes s’entrainent sur les routes de Sicile. Bien que la météo soit exécrable, c’est l’occasion pour les pilotes Mercedes de se familiariser avec la conduite de la 300SLR sur ce tracé. C’est aussi l’occasion de voir le Coupé Uhlenhaut alors qu’il apparaît clair désormais qu’on ne le verra pas courir lors de la saison 1956.





Le matin du 16 octobre 1955, le soleil est au rendez vous et la première voiture prévue de s’élancer à 7h00 est une Alfa Roméo 1900 TI portant le n°10.

Puis une voiture est lancée toutes les 30 secondes. Dans la catégorie des plus de 2 litres, le premier départ n’a pas lieu avant 7h 24′ 30 ». C’est une Ferrari 750 Monza d’une écurie privée, pilotée par Luigi Piotti et Franco Cornacchia. La seconde à partir est la Gordini T24S de l’écurie Franco Bordoni.
A 7h 25′ 30 », la Mercedes 300SLR n°104 pilotée par Stirling Moss prend à son tour le départ suivie 30 secondes plus tard par celle de Desmond Titterington et John Fitch, arborant le n°106. La première Ferrari d’usine, la 750 Monza pilotée par l’américain Caroll Shelby (n°110) quitte la rampe de départ à 7h 27′ puis c’est le tour de la troisième 300SLR, n°112, aux mains de JM Fangio à 7h 27′ 30 ». Une minute plus tard, la 860 Monza de Castellotti (n°116) part à son tour suivie de la Maserati 300S de Luigi Musso (n°118) et enfin la dernière Ferrari 750, celle de Maglioli (n°120).






Dès le début, Moss met la barre haut et remonte tous les autres concurrents de sorte qu’il se retrouve en tête avant de boucler le premier tour. Il s’offre même le luxe de battre le record de 2 minutes et 30 secondes.





Castellotti, habitué de ce circuit et titulaire du record du tour, a déjà rattrapé Fangio et pointe en seconde position. Cependant, El Maestro le suit de près. Le trio de tête, à l’image de l’ensemble de la saison 1955, mène la danse à un rythme infernal pour le plus grand plaisir des spectateurs.


Dans le 3ème tour, Stirling Moss part à la faute et quitte violemment la route pour se retrouver dans un champ à quelques mètres d’un ravin. Au beau milieu de la campagne sicilienne et sans aucun commissaire de course en vue pour lui rappeler un quelconque règlement, Moss se fait aider de quelques paysans venus regarder le manège des bolides. La Mercedes est sérieusement cabossée mais s’en sort bien mécaniquement.


Le moteur n’a pas stoppé et les trains roulants semblent intacts. Une fois sur la route, il repart de plus belle en direction des stands pour passer le relais à Collins. Bien évidemment, Castellotti en a profité pour passer devant, Fangio toujours à ses trousses. Rapidement, la dextérité et le savoir-faire légendaire de l’argentin lui permettent de doubler Castellotti et de prendre la tête de la course qu’il parvient à conserver jusqu’à son premier relais avec Kling.




Peter Collins prend donc le relais de Moss, alors quatrième à plus de 7′ de Fangio. La SLR n°104 a nettement moins fière allure qu’au moment du départ, suite aux accrochages à répétition lors des sections rapides traversant les villages siciliens ainsi qu’à la sortie de route de Stirling Moss.


Soudain, Collins fait un écart à son tour et grimpe sur un muret. Ses deux roues avant se retrouvent dans le vide. Au prix d’une vigoureuse marche arrière, il parvient à reposer sa Mercedes sur la route et repart. Magistral, il parvient à remonter ses deux illustres concurrents et reprend la tête au 8ème tour, peu de temps avant de rendre le volant à Moss.







Kling, de son côté, parvient à rester dans le groupe de tête, en 2ème position. A la fin du 8ème tour, Collins est en tête, Kling est second. Castellotti ne lâche rien, en 3ème position. Malheureusement, tous les efforts de Kling seront vains car lors du ravitaillement, l’un des mécaniciens de Daimler abime le mécanisme de fermeture du réservoir de la 300 SLR n°112. Cette erreur monopolise un grand nombre de mécaniciens sous le regard médusé de Fangio.







Cette mésaventure coûte de précieuses minutes qui permettent à Castellotti de repasser second. Une fois l’étanchéité du réservoir assurée, Fangio reprend le volant et réduit l’écart avec l’italien, sans toutefois parvenir à reprendre sa place.

Par chance pour lui, la Ferrari 860 Monza du duo Castellotti/Manzon roule sur une pierre et crève. Elle se voit obligée de rentrer au stand. Fangio récupère donc sa deuxième place lors du onzième tour et la gardera jusqu’à la fin de la course.

Le retour aux stands à faible allure et la réparation font perdre beaucoup de temps aux 2 italiens qui réussiront cependant à reprendre la troisième place à un peu moins de 6 minutes de la 300SLR de Fangio/Kling mais seulement 1 minute et 30 secondes devant celle de Desmond Titterington et John Fitch.

De son côté, Moss garde la première place jusqu’à l’arrivée de la course. Il franchit la ligne d’arrivée au bout de 9h 43′ malgré »leurs efforts communs pour détruire la voiture » comme le dira plus tard Peter Collins. Avec une vitesse moyenne de 59,8mph (96,3km/h), ils battent le record précédent, établi par Piero Tarufi en 1954 (89,9km/h) et le record du tour (93,1km/h), établit par Castellotti en 1954 à bord d’une Lancia.





Fangio/Kling arrivent en seconde position, 4′ 41 » derrière la SLR n°104 de Moss/Collins. Au départ de la course, Fangio avait confié à un proche ne pas croire qu’une vitesse moyenne de 100 km/h soit réalisable sur ce tracé.
Castellotti/Manzon sont 5′ 25 » derrière les deuxièmes. En quatrième position, on trouve Titterington et Fitch. Enfin, en cinquième et sixième places, deux Maserati, l’A6GCS de Manzini/Giardini à près d’une heure du duo de tête (58′) puis celle de Musso et Rossi. Le duo Luigi Bellucci/Maria Teresa de Filippis terminera en neuvième position.
La seule Jaguar, la XK120 n°24, ne fera pas plus de 5 tours avant de grimper sur un muret et d’y rester.

Les jours suivants, la Presse se délecte de cette course tant attendue. Gregory Gant dans le magazine Autosport écrit : « Il faut reconnaître que la performance de Moss et Collins a étonné le monde du sport automobile. Être plus rapide que Fangio est déjà un exploit mais gagner après deux accidents est tout juste incroyable ! ». Il est vrai que Peter Collins a largement fait sa part du boulot.
Maintenant que la dernière épreuve du Championnat du Monde des Voitures de Sport 1955 est terminée, il est temps de compter les points et de décerner le titre ! A l’aube de cette ultime course, Ferrari possédait 19 points, Mercedes et Jaguar avaient 16 points, Maserati comptait 13 points et Aston Martin 9 points. La règle est claire : la première place offre 8 points, la seconde 6 points, la troisième 4 points, la quatrième 3 points, la cinquième 2 points et la sixième place ne donne qu’1 point. Quand un constructeur marque plusieurs points, seuls ceux de sa meilleure voiture sont comptabilisés.
Mercedes, en arrivant premier, marque 8 points. Ferrari obtient 6 points grâce à Castellotti et Manzon. Enfin, Maserati gagne 3 points.
Au classement final, Mercedes termine la saison avec 24 points, Ferrari obtient 23 points. Jaguar n’inscrit aucun point supplémentaire et reste à 16 points. N’ayant engagé de voiture officielle que dans 2 courses, la firme de Coventry s’en sort bien. Maserati passe à 15 points et Aston Martin reste à 9 points.
Grâce à leurs victoires lors des Championnat de F1 et d’endurance, Fangio devient Champion du Monde des pilotes pour la deuxième année consécutive et Stirling Moss hérite du titre de Vice Champion du Monde.
L’objectif est atteint pour l’équipe Mercedes qui réussit une saison incroyable en remportant le Championnat alors qu’elle n’a couru que 4 des 6 courses dont une où elle se retirera avant la fin (cf. Les 24 Heures du Mans 1955). Mais cette victoire garde un goût amer. On ne peut oublier ceux qui ne courront plus. Pierre Levegh, Jim Mayers, William Smith… Jean Behra souffrira toute sa vie de son accident au Tourist Trophy. En 1955, la course automobile n’a jamais été aussi dangereuse et ce n’est pas près de s’améliorer. La mort en course est presque acceptée comme une fatalité. Il n’existe pas encore de syndicat de pilotes. Les progrès techniques apportés aux bolides sont fulgurants, les organisateurs et la FIA n’ont pas anticipé l’augmentation de la vitesse des voitures. La sécurité n’est pas assurée, ni pour les pilotes ni pour le public. Les consciences s’éveillent mais personne ne se décide à prendre en charge »le dossier » et chacun se rejette les responsabilités. Les pilotes commencent à tirer la sonnette d’alarme. Les organisateurs se contentent de recommander la prudence. Chaque drame apporte cependant son lot d’améliorations sécuritaires mais uniquement au cas par cas, rien de global. On peut tout de même noter des changements substantiels dans l’aménagement des tribunes sur le circuit du Mans et l’abandon du tracé de Dunrod pour le Tourist Trophy. Il faudra encore attendre près de 20 ans avant de voir les règlements se modifier.
Retrouvez tous les épisodes de la saga des Mercedes 300SLR :
Mille Miglia 1955 : retour sur un record